De l’EPO ajouté par les préleveurs mécontents. C’est la ligne de défense choisie par Asbel Kiprop pour justifier son contrôle positif. Est-ce possible ? Scientifiquement oui, répond Pierre Sallet, spécialiste anti-dopage. Et de l’EPO en novembre pour courir en mai, est-ce un nouveau protocole ?Peut-être. Un contrôle connu à l’avance, et pourtant Kiprop est positif ? Très très étrange… Cette affaire n’a certainement pas livré tous ses secrets.
Asbel Kiprop : l’EPO a été ajoutée dans mon urine par les préleveurs, par vengeance, car je ne leur avais pas donné assez d’argent.
Asbel Kiprop veut jouer la carte de la manipulation de ses échantillons par des préleveurs mécontents. Pourquoi ? Parce qu’il ne leur aurait pas donné assez d’argent. En même temps, il soutient qu’en leur transférant 4100 shillings, il n’avait pas compris qu’il s’agit d’une tentative de corruption… Alors, est-il possible qu’un préleveur mécontent ajoute de l’EPO dans les deux échantillons, le A et le B ?? Oui, si la procédure de contrôle n’est pas pleinement respectée, explique Pierre Sallet.
« D’un point de vue scientifique, contaminer un échantillon est tout à fait envisageable. Il suffirait pour rendre un échantillon positif de pouvoir vider tout ou partie d’une seringue pré-remplie d’EPO dans l’urine recueillie, cela ne nécessiterait que quelques secondes. Toutefois la procédure anti-dopage est organisée de telle manière que cette possibilité de contamination ne puisse pas survenir. Les flacons Berlinger, souvent utilisés pour les contrôles, comportaient une faille importante, puisqu’une fois réfrigérés, l’échantillon pouvait être ouvert et contaminable a posteriori. D’ailleurs, pour ces raisons, la société Berlinger s’est officiellement retirée du marché de la fourniture de kit de prélèvement pour les contrôles anti-dopage il y a quelques semaines. En-dehors de ce disfonctionnement technique grave, la procédure anti-dopage est conçue pour que personne, et surtout le préleveur, le fameux DCO (Doping Control Officer) n’ait accès directement aux prélèvements de sang ou d’urine. Une fois l’urine recueillie dans un flacon, elle est partagée entre échantillon A et échantillon B, et les deux sont scellés. Si la procédure est respectée, il est impossible de verser un produit dans l’échantillon, car celle-ci prévoit d’enchaîner le recueil de l’échantillon et le scellement des flacons. Que s’est-il passé lors du contrôle d’Asbel Kiprop ? Il prétend qu’il a laissé les échantillons ouverts sur la table pour aller chercher de l’argent pour les préleveurs. Même si cela était vrai, c’est une erreur de débutant de la part d’un sportif aguerri à la procédure des contrôles, surtout, si selon ses dires, il se situait dans une affaire de corruption, avec demande d’argent. Au pire, il devait fermer ses échantillons, puis aller chercher l’argent. »
Ce scénario d’une manipulation a suscité beaucoup de réactions, et la question a été posée de savoir si l’analyse pouvait la détecter et s’il était réaliste d’imaginer que les deux échantillons soient contaminés de la même quantité.
Pierre Sallet se veut prudent, mais la situation lui apparaît rocambolesque : « Les deux échantillons, A et B, sont positifs. Si l’on conserve l’idée d’une contamination volontaire, il faut retrouver la même EPO dans les deux échantillons, et les préleveurs doivent avoir des seringues d’EPO sur eux. Je ne dis pas que c’est impossible; mais cela relève un peu d’un scénario à la James Bond ! Certes le préleveur a la pleine maîtrise des échantillons, mais effectuer un versement de produits dans les échantillons en présence immédiate de l’athlète me paraît très compliqué, même si le préleveur est mal intentionné. Surtout que la personne contrôlée peut demander la présence d’un tiers à ses côtés. Même si Kiprop ne l’a pas demandé, il en avait la possibilité, d’où une prise de risque pour les contrôleurs. »
Pour réussir cette manœuvre frauduleuse, les contrôleurs devaient-ils injecter de l’EPO en même quantité dans les deux échantillons ? Oui et non, rétorque Pierre Sallet : « En théorie, si l’on imagine une elle manipulation, l’EPO devrait être versée en part égales dans les deux échantillons, ou en amont dans le recueil urinaire. La concentration est identique car l’urine est issue du même bol urinaire pour les 2 échantillons. Si la concentration dans l’échantillon A est très différence de la concentration de l’échantillon B, cela pourrait poser question. N’oublions pas que l’échantillon B sert à la contre-expertise. Elle n’est pas obligatoirement effectuée, seulement si l’athlète la demande. L’athlète peut admettre avoir absorbé de l’EPO dès qu’il est informé de son contrôle positif, et il ne sera alors pas utile d’effectuer l’analyse de l’échantillon B. Toutefois, la détection de présence d’EPO exogène, une EPO synthétique non produite par l’organisme, fait appel à une technique complexe et également d’ailleurs très consommatrice en temps ce qui explique son coût élevé. La molécule d’EPO synthétique a un poids différent de la molécule d’EPO naturelle. En la plaçant après préparation sur un petit champ électrique, il apparaît un déplacement différent de la molécule. C’est à partir de cette photographie qu’il est possible de distinguer l’EPO Endogène, produite par l’organisme, de l’EPO Exogène. Les marques obtenues peuvent être faibles ou très élevées, elles témoignent d’une présence massive ou d’une présence de fin de cycle. Si de l’EPO a été introduite, il n’est en réalité pas possible de savoir s’il s’est agi d’une goutte ou de huit gouttes. »
Asbel Kiprop : je ne comprends pas pourquoi j’aurais pris de l’EPO au mois de novembre alors que mon premier meeting était prévu pour le 4 mai à Doha.
Asbel Kiprop a pointé l’incohérence d’une utilisation d’EPO en plein hiver, très loin de son entrée en meeting. Et il est vrai qu’habituellement, les cures s’effectuent beaucoup plus près des compétitions. Toutefois, il est important de noter que le planning de Kiprop n’est pas connu à l’avance. Il aurait pu envisager d’effectuer une compétition en salle. Sur le plan physiologique, la remarque de Kiprop est-elle crédible ?
Pierre Sallet explicite : « Le dopage, c’est comparable à l’entraînement, il comporte des phases ON, et des phases OFF. Le dopage s’organise en fonction des phases de compétitions, il n’est pas foncièrement judicieux mais aussi toujours possible, en raison des contrôles notamment, d’utiliser le dopage toute l’année au même niveau. De plus, comme pour de nombreux médicaments, il apparaît une accoutumance aux produits, avec diminution des effets. Si l’athlète utilise l’EPO de manière permanente, l’organisme réagit de moins en moins à la substance, et il sera difficile d’obtenir les mêmes effets que pour les premières cures. Il arrive même régulièrement des cas d’érythroplablastopénie, c’est à dire des malades soignés par EPO, qui n’arrivent plus par eux-mêmes à produire de l’EPO naturelle en raison de nombreuses injections. Il est évident que ces prises de médicaments à des fins de dopage comportent des risques extrêmes pour la santé, et un phénomène d’accoutumance, d’où l’intérêt technique et vital de sortir de temps en temps de ces cures. Dans le cas d’une cure massive en continu, une perte des effets produits apparaît au fil du temps, et il faudra de plus en plus charger au niveau des doses pour obtenir les mêmes effets.
Toutefois, il est connu qu’il existe des protocoles continus en EPO chez les sprinters. Par exemple, Marion Jones avait expliqué que ses cures étaient effectuées en longue durée, et plusieurs mois en amont des compétitions durant les phases d’entraînement, pour mieux supporter les charges d’entraînement. Dans le sprint, où les besoins tournent plutôt autour des anabolisants, type stéroïdes ou hormones de croissance ou factures de force, les gens avaient été surpris de constater l’utilisation d’EPO. Elle était utile, non pas pour la polyglobulie, mais surtout pour récupérer des séances d’entraînement. Personnellement, pour avoir participé en tant que sujet mais aussi pour avoir dirigé plusieurs études utilisant de l’EPO, j’ai pu constater la facilité à enchaîner des séances que procure l’EPO. Le produit apporte une capacité plus grande à effectuer une séance, et une capacité plus forte à récupérer de la séance, pour permettre d’enchaîner une grosse séance chaque jour. Ce sont des protocoles observés chez les sprinters, ou dans d’autres disciplines, où le calendrier de compétitions est très long, comme dans le cyclisme, dans le foot, en s’étalant sur six mois.
Dans les sports d’endurance, les protocoles connus comportaient plutôt historiquement une cure en doses massives de plusieurs semaines avant l’évènement, puis le « wash out » quelques jours seulement avant la compétition. Le schéma permettait de bénéficier des effets sans marquer au niveau des contrôles. Mais avec le passeport biologique, la donne a changé. Si les substances n’étaient pas détectables par contrôle, elles le devenaient par le passeport. Le passeport a modifié les cartes, en amenant les micro-dosages.Certes, dans les différents protocoles, les effets les plus longs de l’EPO durent jusqu’au maximum 3 semaines. Mais il a fallu essayer de comprendre ce qui se passait avec ces protocoles basés sur les micro-doses. La question est de savoir si une méthode avec une micro-dose pendant 3 mois a les mêmes effets qu’une cure massive de 3 semaine. L’intérêt est que l’athlète bénéficie des effets de la micro-dose, sans trop perturber son passeport, de façon à pouvoir monter progressivement en puissance pour la compétition. Surtout, il ne faut pas être dupe non plus, les athlètes qui utilisent les produits connaissent très bien les effets. Soit l’athlète, soit l’athlète et son environnement, prennent de l’expertise à utiliser les substances. Il est alors envisageable de réfléchir à bâtir de nouveaux protocoles, qui permettent de contourner les contrôles tout en bénéficiant des effets, ce qui a été le cas pour les micro-doses.
Dans le passé, cela nous était apparu comme des méthodes inhabituelles dans le sport d’endurance. Mais ce n’était pas non plus des méthodes inconnues puisque dans le sprint, l’EPO servait dans les phases d’entraînement pour améliorer la récupération entre les séances. »
Asbel Kiprop : J’ai été prévenu la veille du contrôle, j’aurais pu éviter le contrôle par un no show.
Asbel Kiprop a été informé par le préleveur de son contrôle anti-dopage. L’IAAF a confirmé ce manquement grave à la procédure. Selon Kiprop et l’IAAF, le préleveur l’a averti la veille du contrôle, le 26 novembre. Toutefois, le SMS obtenu par le journaliste allemand Hajo Seppelt fait apparaître la date du 21 novembre, soit 6 jours avant le contrôle. L’Agence Anti-dopage du Kenya a réfuté tout lien avec le contrôleur. Ce contrôle anti-dopage était en réalité diligenté par l’IAAF, et certainement membre de l’IDTM, une agence suédoise spécialisée dans les contrôles anti-dopage hors compétition à travers le monde entier.
Pierre Sallet ne dissimule pas sa perplexité face à ce manque de confidentialité, avec malgré tout, en final un contrôle positif : « Cela paraît compliqué. Si l’information du contrôle est donnée en amont, soit la veille, soit 6 jours avant, alors que tu es en pleine cure d’EPO, tu fais le nécessaire pour que le contrôle ne soit pas positif. Ou bien tu dis « je vais les acheter comme d’habitude » Ainsi au lieu de modifier mon protocole, pour ne pas être certes positif mais avec pour conséquence de perdre de l’effet sur ma future performance, je ne change rien, je paie les contrôleurs, et ils m’oublient. Ce qui supposerait qu’une telle pratique ne date pas d’hier…
Avec l’information du contrôle connue en amont, il est tout à fait possible de corriger le tir, d’arrêter le traitement, d’attaquer le « washout ». Le wash out débuté la veille peut suffire. Cela dépend du protocole de dopage suivi. Beaucoup de choses sont possibles en étant prévenu 24 heures avant. Si l’athlète bénéficie d’un staff médical organisé, il est possible d’avoir obtenu en amont une AUT pour un diurétique. Ou de recourir à une injection de solution saline, afin de beaucoup uriner pour faire passer la substance. Si la dose utilisée était massive, il est compliqué de ne pas marquer au contrôle. S’il s’agit d’une micro-dose, c’est possible. En 6 à 8 heures, il n’y a plus de trace. Il est incompréhensible pour moi d’être positif après avoir été averti en amont. L’erreur est énorme. Donc la personne devait se sentir intouchable. Il disposait en effet de trois options :
- Réorienter les choses médicalement, pour que le contrôle soit négatif
- Jouer avec la corruption, une personne urine à ma place
- Faire un no show.
Le dossier est étrange. Kiprop a bien mentionné qu’il aurait pu faire un no show mais qu’il avait accepté le contrôle sans problème. Il avait largement le temps sur le plan médical de modifier les données, qu’il soit prévenu 24 heures ou 6 jours avant. S’il va au contrôle, c’est qu’il est sûr de son fait, soit la/les substances ont été éliminée, soit il comptait sur la corruption. Dans ce cas, il y a un sentiment d’impunité. Ou alors dans le passé, sur le même protocole, ses échantillons étaient négatifs et cette fois, c’est positif. Car le dopage n’est pas qu’une science exacte… Un contrôle dérange toujours dans la préparation. C’est justement pour cette raison que des athlètes s’isolent dans des zones où il n’y a pas de contrôle, ou d’où les échantillons ne peuvent pas être facilement rapatriés. C’est bien plus simple pour organiser une préparation basée sur du dopage. Dans le cas d’un entraînement effectué en France, dans une grande ville, où le contrôle peut être effectué le jour et maintenant aussi la nuit en France, le sportif douteux doit prendre en compte cet élément et va voir son entraînement hyper perturbé. Si tous les matins à 6 heures, tu peux être contrôlé, cela complique potentiellement beaucoup la chose... »
Les préleveurs, le maillon faible de l’anti-dopage ?
L’affaire Kiprop confirme qu’au Kenya, les contrôles peuvent être connus à l’avance. Cela valide les informations déjà dévoilées par plusieurs journalistes. Sur ce point, Pierre Sallet ne dissimule par une réalité troublante : « L’annonce des contrôles à l’avance ne concerne pas que le Kenya et l’athlétisme. Il est reconnu que d’autres pays et d’autres sportifs sont concernés. On a déjà vu dans le passé, que des informations étaient données pour des contrôles lors de regroupements collectifs, notamment. La stratégie est maintenant de communiquer le moins d’infos possibles en amont au contrôleur. Ainsi les ordres de mission sont, dans un premier temps, généraux, le contrôleur est interrogé sur sa disponibilité pour un contrôle dans le foot en région lyonnaise, sans spécifier le nom du sportif, le club. Cela garantit plus de confidentialité avant l’acceptation de la mission.
Dans beaucoup de domaines, le maillon faible demeure l’humain. L’anti-dopage n’échappe pas à ce constat. Fort heureusement, la très majorité des personnes sont intègres. Mais dans certains cas, notamment lorsque les prélèvements sont effectués par des préleveurs via des sociétés intéressés économiquement dans la réalisation des contrôles, une dérive est toujours possible. Dans le cas où une grande partie du paiement est conditionnée par la réalisation du contrôle, il est possible que le préleveur tente simplement de s’assurer que l’athlète sera bien présent lors de sa venue. C’est peut-être cette situation qui a existé pour Asbel Kiprop.
La divulgation d’un contrôle en amont peut aussi résulter d’une simple recherche d’infos du préleveur, qui veut faire valider une adresse ou chercher à localiser un lieu dans un village. Cela peut amener l’info du prélèvement à ne plus rester confidentielle. Les personnes informées peuvent parler, y compris par inadvertance. »
Les coureurs étrangers au Kenya, une hérésie ?
Bien évidemment, cette situation ne peut que susciter des inquiétudes sur le choix d’athlètes étrangers à effectuer de longs stages d’entraînement au Kenya. Il ne faut pas être dupe ! Bien sûr, il ne faut jamais faire de raccourci en disant que c’est pareil pour tout le monde. Même s’il n’y a qu’un seul athlète qui veut aller au Kenya par passion du sport, il faut le respecter. Moi, je connais des athlètes amateurs ou de haut niveau passionnés qui ont voulu aller au Kenya, pour découvrir de pays et ses méthodes d’entraînement, et pour lesquels je suis quasiment sûr (même si je ne m’engage jamais à 100% pour personne !) qu’ils n’ont pas eu recours au dopage. Ceux-là reviennent en disant qu’ils n’ont rien vu côté dopage. Mais un athlète qui commence à poser des questions va vite trouver les produits.
Finalement au Kenya, l’entraînement peut se faire avec les meilleurs athlètes du monde, l’accès aux produits s’avère simple, et il y a toujours, même si les choses avancent, des difficultés pour organiser des contrôles. Le chemin est encore long !
> Interview réalisée par Odile Baudrier
- Photos: Gilles Bertrand
A lire aussi
Corruption et magouilles autour du contrôle positif d’Asbel Kiprop