C’est un énorme record du monde que Faith Kipyegon a établi, en bouclant le 1500 mètres en 3’49’’11, catapultant son précédent chrono de plus de 1 seconde. La double championne olympique et double championne du Monde de 29 ans devient ainsi la première femme sous les 3’50 ‘’. Comment apprécier cette marque hors norme dans le contexte d’une situation du dopage au Kenya toujours plus explosive ? Avec à quelques jours d’écart, l’annonce de 20 nouvelles sanctions et la suspension de Rhonex Kipruto, l’un des gros talents actuels du pays, entraîné par le célèbre Brother Colm.
Un gâchis effroyable. C’est la situation provoquée par le Kenya à coups d’années de laisser aller et de corruption. Les regards se sont trop longtemps détournés de la réalité du dopage dans le pays, et le fléau s’est amplifié au point d’instaurer une vraie défiance face aux performances kenyanes.
Pourtant, chaque week-end, les athlètes du Kenya continuent à squatter les podiums des marathons et courses sur route à travers le monde entier, permettant à ce business juteux de se poursuivre… Jusqu’à ce que le nom d’un.e vainqueur apparaisse sur la liste des athlètes rattrapés par un contrôle positif !
Cette liste se renforce quasiment chaque jour, grâce au travail conjoint de l’Athletics Integrity Unit et de l’Agence Anti-Dopage du Kenya. Début juin, l’agence du Kenya a d’un coup lâché une liste d’une vingtaine de noms, la deuxième depuis le début 2023.
Au moins 100 athlètes du Kenya suspendus actuellement
Le rythme des sanctions est tel qu’une comptabilité précise du nombre de Kenyans suspendus s’avère très difficile à tenir. Sur l’Athletics Integrity Unit, on recense 64 noms. Il s’y ajoute environ 40 athlètes sanctionnés directement par l’AKAD. Soit un minimum de 100 personnes actuellement interdites de compétition.
Et les derniers noms n’ont pas manqué de créer une vraie stupeur. Samuel Imeta, 24 ans était l’étoile montante du sprint au Kenya, il avait fait sensation en début d’année avec un chrono de 9’94’’ sur le 100 mètres. Les anabolisants retrouvés dans l’échantillon prélevé ce jour-là y était sans doute pour quelque chose ! Le cas de Nicholas Kosimbei a trouvé, lui, un certain écho aux Etats-Unis : il avait débuté sa carrière américaine en 2022 avec le record du semi-marathon d’Atlanta (1h00’37’’) en gommant la référence à l’Américain Abdisamed Abdi. Quelques mois plus tard, il est mis en cause pour de la trimetazidine.
Rhonex Kipruto, le protégé de Brother Colm
Mais c’est bien sûr la suspension de Rhonex Kipruto qui a fait l’effet d’une véritable déflagration dans l’athlétisme mondial. Parce qu’elle met en cause un recordman du monde en titre, celui du 10 km route, 26’24’’, décroché à Valence en janvier 2020, à tout juste 20 ans. Quelques mois plus tôt, Rhonex Kipruto avait obtenu la médaille de bronze du Championnat du Monde, sur 10.000 m. Une vraie précocité alliée à sa collaboration avec l’entraîneur de référence qu’est Brother Colm, qui suscitait beaucoup d’espoirs pour l’avenir.
L’Athletics Integrity Unit les a torpillés à la mi-mai avec l’annonce de sa suspension provisoire pour des irrégularités de son passeport biologique. Un motif de plus en plus rarement utilisé par l’AIU pour justifier une suspension, de part sa complexité de mise en œuvre, avec l’obligation d’un accord des trois experts chargés d’interpréter les variations des données sanguines, pour conclure à l’usage d’EPO, de transfusions, de manipulations sanguines.
Le Passeport Biologique, une utilisation complexe
A sa création en 2009, le Passeport Biologique était apparu comme un outil puissant pour détecter l’utilisation de produits interdits à travers la lecture des paramètres sanguins de l’athlète. Ainsi, entre 2009 et 2016, environ 70 athlètes avaient été sanctionnés pour ces irrégularités, avec quelques noms de référence, comme le Marocain Othmane El Goumri, les Turcs Asli CAKIR ALPTEKIN et Bahar DOGAN, les Russes Valeriy BORCHIN et Lydia GRIGORYEVA, et côté français, Riad Guerfi et Anouar Assila.
En ce début juin 2023, seulement six athlètes apparaissent suspendus pour cette raison, et toutes les procédures datent de plusieurs années en arrière. Au Kenya, on retrouve Daniel Wanjiru (2019), Cyrus Rutto (2018), Abraham Kiptum (2018), Joyce Chepkirui (2019). Il s’y ajoute le Russe Sergey Bakulin (2018), et le Marocain Aziz Lahbabi (2020).
La surprise a donc été grande de voir que l’AIU incriminait Rhonex Kipruto pour son passeport biologique. Et ce revirement a ulcéré son manager, Davor Savija de l’Agence Ikaika Sports, qui a rédigé un communiqué de 10 pages pour défendre son protégé.
50 contrôles, tous négatifs
Certains arguments ne semblent pas manquer de pertinence. Comme celui du nombre de contrôles subis par Kipruto dans la période juillet 2018-mars 2022 : soit 50 contrôles (en compétition et en dehors) et tous négatifs – 32 prélèvements sanguins pour le passeport biologique (incluant 20 échantillons urinaires). Très fréquemment, la recherche d’EPO a été effectuée sur les échantillons, sans aucun retour positif.
Ce serait donc pour un taux d’hémoglobine trop élevé datant de l’automne 2018 que l’athlète aurait été mis en cause au printemps 2022, avec la demande l’AIU de fournir des explications à ce taux anormal, quatre ans plus tard.
Le record du monde du 10 km serait balayé
Et cette exigence tardive a provoqué la colère de Davor Savija. Forcément, puisque si l’AIU obtenait gain de cause, c’est la totalité de carrière de Rhonex Kipruto qui serait balayée. Le manager a déployé les grands moyens pour démontrer l’innocence de l’athlète, en mobilisant son entraîneur, son staff, et des experts indépendants. Soit plus de 30.000 dollars engagés pour cette défense.
Avec un argument fort déployé par le biochimiste Dr De Bower, biochimiste de l’Université de Maastricht : le modèle du passeport biologique ne serait pas adapté aux athlètes de l’Afrique de l’Est, ces talents purs, ces personnes nées et grandies dans des conditions très difficiles…
Mais le réalisme impose également de ne pas perdre de vue que les experts indépendants sont rémunérés par le staff de Kipruto, et qu’à ce stade, les infos divulguées sont exclusivement celles que le « clan » Kipruto veut laisser apparaître, alors même que l’AIU garde le secret total sur le dossier. Tout au plus, est-il admis à l’AIU, que « oui, le dossier est solide ».
Faith Kipyegon, une athlète prodige, et quelques questionnements
L’affaire s’annonce palpitante. L’idée même qu’un succès si précoce d’un athlète aussi lié au vénérable Brother Colm puisse être ainsi remis en cause quatre ans plus tard, donne le frisson. Et jette le trouble sur d’autres performances. Le record du monde de Faith Kipyegon ne pouvait échapper à cette tendance. Même si à 29 ans, la jeune Kenyane de 29 ans ne sort pas de nulle part, avec son doublé olympique de 2016 et 2021, et doublé mondial de 2017 et 2022, double médaille d’argent mondial de 2015 et 2019. Même s’il y a déjà 10 ans qu’elle a couru le 1500 m en 3’56’’98. Même si comme osent le soutenir ses fans, son entraîneur, Patrick Sang, également coach du recordman du marathon, Eliud Kipchoge, n’a jamais été relié au dopage….
Analyse : Odile Baudrier
Photo : D.R.