Thierry Vildary est l’un des rares journalistes français travaillant dans l’investigation dans le domaine du dopage et des dérives du sport. Alors que circule l’idée de la création d’un «Parquet du Sport » entièrement dédié aux problématiques du sport, le journaliste de France 2 livre son point de vue sur cette évolution qu’il avoue attendre depuis longtemps.
Tu es en France l’un des rares journalistes d’investigation dans le domaine du dopage et plus globalement des dérives du sport. Quel est donc ton point de vue sur l’idée de la création d’un Parquet du Sport ?
Je me suis peu exprimé sur ça. Mais personnellement, c’est quelque chose que j’attends depuis plusieurs années. Car je me suis aperçu au fil des différents sujets traités et sur lesquels je travaille encore sur le long terme, qui vont du dopage au harcèlement en passant par les paris sportifs et le dopage mécanique, on s’aperçoit qu’avec l’évolution moderne du sport, on manque de services d’enquête spécialisés consacrés uniquement au dopage, à la corruption… Il faut un service d’enquêtes sportif qui puisse traiter de tous les aspects de l’éthique dans le sport, avec des enquêteurs spécialisés, qui s’y consacrent à plein temps, et sur le long terme, pas seulement deux ans avant d’être mutés. Il faut aussi des Procureurs, qui soient sensibilisés, formés et spécialisés aux problèmes d’éthique dans le sport. Même si des enquêteurs traitent des délits dans le sport, leur difficulté est de trouver un Procureur qui a le temps, qui a la volonté, de se plonger dans le dossier et de comprendre comment ça fonctionne. Pour certains services d’enquête et procureurs, dans le cas d’un délit dans le sport, il apparaît souvent au départ qu’il y a un petit préjudice, de quelques milliers ou dizaines de milliers d’euros, ou de quelques ampoules, ou boîtes de produits dopants. C’est plus rare de tomber sur des affaires comme celle de l’IAAF instruite par le Parquet Financier, qui brasse des millions d’euros. Mais les affaires qui apparaissent petites en apparence ou en valeur, ont en fait des répercussions au niveau médiatique et au niveau de l’organisation du sport en elle-même. Elles peuvent mettre en jeu des complicités, des réseaux, beaucoup plus importants que le délit en lui-même. D’autre part, il y a une autre difficulté, c’est que ce sont des dossiers qui demandent beaucoup de temps et d’investissement, dans un milieu, le sport, où l’omerta est encore plus importante que dans les milieux mafieux.
J’ai quelques anecdotes qui montrent le côté particulier du sport. J’ai discuté avec un commissaire il y a quelques années, qui voulait mettre en garde à vue des sportifs, pensant qu’ils allaient cracher le morceau. Mais ça ne se produit quasiment jamais. Je lui ai expliqué que ce sont des sportifs de haut niveau, habitués au stress, à respecter des consignes. Si un avocat ou une personne leur donne une consigne sur quelque chose à dissimuler, ils la suivront. Et ils sont beaucoup plus résistants que la moyenne. C’est pareil pour les sportifs et pour l’encadrement. L’autre aspect qui rend les choses plus compliquées, c’est que dans les procédures normales, pour faire parler quelqu’un, on a souvent un marché à lui proposer, une peine allégée, une prison aménagée, plus de droits de visite. Là, les moyens de solliciter un allègement de peine sont très très faibles, et les sportifs ont beaucoup à perdre, et rien à gagner. Ces aspects-là rendent les enquêtes dans le sport très complexes, où les enquêteurs ont, eux aussi, beaucoup à perdre et rien à gagner !
Deuxième anecdote, un enquêteur me parlait de ses expériences passées avant d’arriver dans le domaine du sport, où il avait démantelé des réseaux de trafic de drogue, avec, à son actif de beaux coups. Il était donc confiant que les affaires de sport étaient des affaires de droit commun comme les autres. Je lui ai fait remarquer que contrairement aux grosses affaires précédentes qui n’ont provoqué dans la presse qu’une petite photo, sur les affaires de sport, vous aurez de petites choses à attraper, mais avec dix caméras en face de vous, la presse sportive, la presse nationale ! C’est un élément à bien mesurer.
Dans le domaine du dopage, actuellement, il y a un fourmillement d’interlocuteurs et d’instances. L’AFLD. L’OCLAESP. Les douanes. Avec le sentiment qu’il n’y a pas vraiment de communication entre eux. Est-ce un point constaté dans ton travail d’enquête ?
Moi, je ne me suis jamais exprimé publiquement sur ce point. Il y a eu des papiers, le Monde récemment, l’Equipe il y a quelques mois, qui évoquaient une guerre des polices du sport. Oui, il faut bien dire que c’est le cas ! Entre les inimitiés personnelles, les rivalités de services, les stratégies de carrière différentes, cela ne fonctionne pas très bien. Voire pas bien du tout. Voire ça empêche des dossiers d’avancer correctement. Voire ça empêche des dossiers d’aboutir. Car on se retrouve dans une situation avec des dossiers importants de gens médaillés ou titrés dans différents domaines, qui ont participé à des évènements très importants, et avec des investigations pénales et des enquêtes ouvertes depuis de longs mois, voire plusieurs années, et pour lesquels il n’y a pas de résultats. On ne sait pas où ça en est. On nous dit juste Ca avance… C’est vrai que si on prend les gendarmes de l’OCLAESP, leur métier n’est pas facile. Quand une usine en Normandie explose, c’est à eux d’enquêter. Quand un camion est arrêté dans le sud avec de la viande avariée, c’est à eux. Quand il y a une suspicion que quelqu’un a utilisé de l’EPO quelque part, c’est encore à eux d’enquêter. Cela fait un champ d’investigation très très large et très complexe. A chaque fois, ces dossiers sont complexes et spécifiques, et nécessitent de l’appui scientifique. Moi, je peux comprendre qu’ils ne puissent pas tout mener de front tout le temps, et que des choses sont plus importantes. L’usine Lubrizol est un cas plus important que celui de Calvin ! Il ne faut pas exagérer, c’est une réalité. Mais quand on parle du sport, les responsabilités sont morcelées, et il n’y a personne qui puisse avoir une vision transversale, panoramique. Cela justifie pour moi la création d’un Parquet sportif. Soit avec un service d’enquête unique, soit plusieurs services et le Parquet a la main sur ces services. Ceci permet à une personne de faire le lien entre les dossiers. Car de plus en plus, on arrivera dans des dossiers qui ne seront pas cloisonnés entre le dopage, la corruption… Ce sera de plus en plus transversal.
Dans ce projet, il semble que l’AFLD recevrait des pouvoirs élargis. Qu’en penses-tu sachant que le cadre juridique sera à préciser, et que l’évolution du sport fait que les problèmes concernent aussi les faits de corruption, et comme on vient de le voir dans l’affaire Marion Sicot, le harcèlement sexuel et le dopage. Est-ce que l’AFLD serait la structure la plus appropriée pour enquêter de façon transversale ?
A l’heure actuelle, l’AFLD n’est pas configurée pour enquêter de manière transversale, et même pour être une sorte de Police du sport. Il faudrait d’abord élargir et renforcer ses moyens et effectifs. Puis élargir et renforcer ses moyens juridiques, par des techniques d’enquête, comme les écoutes, les fadettes… Personnellement, je n’ai pas d’avis là-dessus. Si on estime que c’est l’AFLD qu’il faut faire monter en puissance, et qu’on lui donne les moyens, très bien. Si on estime que l’AFLD reste dans le dopage, et qu’on crée un super service de police du sport, avec le service d’enquête de l’AFLD intégré pour le volet dopage, très bien. Tout ce que je sais, c’est que l’ancien directeur des contrôles et le chef de la cellule d’enquête de l’AFLD, qui est un ancien journaliste, (Damien Ressiot) a de l’expérience sur différents domaines d’enquête, le dopage, la corruption, les paris sportifs… Car il ne faut pas oublier les problèmes de corruption et de paris sportifs. Je pense que c’est le tsunami qui va arriver ! Ce qui plaide en faveur, pour l’instant, de l’AFLD, c’est que tu le sais, comme toutes les personnes qui travaillent dans l’investigation en France, pour avoir son mot à dire, et pour les raisons évoquées plus tôt, notamment, l’omerta dans le sport, cela nécessite plusieurs années et il faut s’y consacrer à plein temps. Car on ne peut travailler dans ce domaine que si on a des informations et des informateurs au plus près du terrain, voire immergés, qui sont fiables, en qui on a confiance, et qui ont confiance en vous. Cela nécessite plusieurs années de travail. Quand on a des enquêteurs policiers, ou gendarmes, qui sont très bons et aboutissent sur un dossier, souvent, au bout de 18 mois, deux ans, ils sont mutés dans un autre service car leur carrière évolue. Arrive quelqu’un d’autre. Il n’a pas les réseaux car il faut deux ans. On peut traiter les affaires qui émergent, mais on ne peut pas faire émerger des affaires. On peut faire du travail sérieux sur des affaires qui sortent. On ne peut pas faire du travail en profondeur sur les réseaux organisés.
Penses-tu que l’évolution en cours a beaucoup été influencée par les affaires Calvin et Boxberger ou bien est-ce plutôt parce qu’on voit que les réseaux se développent, que la corruption augmente ?
On a été aveuglés par ces affaires. Mais il y a des affaires dont on parle moins, qui mettent en jeu des sommes très importantes, qui n’ont pas été traités correctement, et qui ont certainement servi d’alertes. Je pense en particulier aux suspicions de match truqué PSG-Belgrade, d’octobre 2018. Ce sont des SUSPICIONS, en lettres majuscules. C’est une affaire transnationale, qui n’a pas abouti, alors que les enquêteurs avaient d’énormes tuyaux d’un outsider fourni par l’UEFA. Cela touche un match de ligue des Champions qui vient se jouer au cœur de Paris. Ce sont des alertes qu’on ne peut pas ignorer quand on est au pouvoir. Ce sont des intérêts financiers, diplomatiques, politiques, qui sont directement menacés SI on s’est permis de venir tricher sous notre nez à Paris ! Cela montre qu’il y a une évolution du sport et de l’investigation dans le sport avec plus de complexité. Il ne t’aura pas échappé que le cas de Clémence Calvin, et de son compagnon, parmi les meilleurs athlètes français, s’est déroulé pour moitié au Maroc. A titre personnel, j’aurais bien aimé être contacté directement par un service d’enquêtes, qui me demande des précisions pour savoir qui pouvait engager une filature me concernant à Marrakech, qui avait loué à l’aéroport la voiture dont j’ai noté les plaques. J’ai également les images et la plaque d’une voiture de police qui s’arrête devant une salle de gym. Mais je n’ai pas été contacté. Pourtant si quelqu’un a été dépêché au Maroc, dont j’ai peut-être l’identité, spécialement pour venir me filocher, je pense que cela a un intérêt pour l’enquête. Moi, je n’ai aucune nouvelle là-dessus. Tout cela fait que ce sont des dossiers qui, réglementairement, au niveau de l’AFLD avancent, mais qui coûtent tout de même beaucoup d’argent, avec tous les recours au Conseil d’Etat… Et qui n’avancent pas beaucoup au niveau judiciaire. On sait qu’en coulisses sur ce dossier-là, il y a des différends entre l’AFLD, le Parquet de Marseille, les gendarmes de l’OCLAESP. Il y a eu un peu de vaisselle cassée dans la coulisse. On peut se demander pourquoi on a entendu aussi longtemps pour nommer un juge d’instruction, sur une affaire aussi complexe. Du coup, où en sommes-nous aujourd’hui ? On ne sait toujours pas. Ce sont des questions que peut-être le Ministère peut être amené à se poser.
La confession que tu as obtenue de Marion Sicot, qui montre le lien entre du harcèlement sexuel et aussi moral, et le dopage, n’est-elle pas la preuve d’une pratique que l’omerta du sport a couverte depuis longtemps ? Avec dans certaines équipes de vélo et des groupes d’athlétisme aussi, il y a eu des manipulations psychologiques et sexuelles pour inciter les gens à dériver.
J’en suis persuadé. J’en ai des témoignages en OFF. Mais c’est très rare d’en avoir la démonstration, preuves à l’appui. L’équipe Doltcini réfute sur FB ses déclarations. Le premier exemple, bien connu, et qui est ancien, est celui de Christophe Bassons. Il a refusé de tremper dans la combine, et il a supporté la pression d’un groupe organisé par Lance Amstrong, et le silence réprobateur de l’ensemble du reste du peloton. Dans le monde du cyclisme en général, et moins dans l’athlétisme, il y a une sorte de pression normative, pression sexuelle, pour se conformer à certaines pratiques, qui peuvent relever du dopage, d’une certaine forme de domination. L’équipe Doltcini affirme qu’on peut contacter toutes les coéquipières de Sicot, qui témoigneront de l’inverse. Les places sont chères dans le cyclisme féminin, elles ne sont pas très bien payées, tout le monde se marche dessus. De plus, d’autres témoignages existent sur des faits bizarres dans cette équipe. Nous avons des messages du manager, qui écrit « ça reste entre nous, c’est secret ». Puis il lui demande des photos en string, un mail où elle accepte de prendre en charge tous ses frais, un contrat secret. Si tout ça n’est pas une forme d’emprise, de manipulation psychologique, qui, petit à petit, confine au harcèlement, à l’emprise de domination ??? C’est l’UCI qui jugera.
Cela pose question bien sûr sur l’encadrement des sportifs et sportives.
Les sportifs ont des contrôles anti-dopage, on leur demande de rendre des comptes, mais qui contrôle l’encadrement ? C’est la grande question qui se pose actuellement, avec les affaires de harcèlement, de viol. Quand on voit Ruth Jebet, comment peut-on imaginer que cette jeune femme a pu agir seule ? On sait comment marche l’EPO, on sait qu’il faut des gens qui gèrent les dosages, les localisations. Quand on aura fait le tour judiciaire de l’affaire Calvin, peut-être qu’on s’apercevra qu’il n’y a pas que Clémence Calvin, et Samir Dahmani qui sont concernés par cette affaire, mais peut-être, c’est au conditionnel bien sûr, toute une équipe autour d’eux, qui intervient aux différents niveaux. L’environnement du sportif est à prendre en compte aujourd’hui, pour l’honorabilité, les pratiques, les méthodes. Ce sera de plus en plus la responsabilité des fédérations, des organisateurs. Et bien sûr, il faut un service de contrôle et d’enquête qui soit très compétent et complètement investi dans ce domaine des dérives sur le long terme, avec des réseaux bien structurés d’informateurs, pour pouvoir se placer en amont des évènements. Car pour terminer s’il y a une affaire Calvin, c’est parce que l’AFLD a enquêté sur le long terme, a pu obtenir des informations privilégiées de façon à pouvoir programmer un contrôle à un moment précis, à un endroit précis. Ca ne s’est pas fait au doigt mouillé ! C’est l’illustration que des personnes spécialisées sont plus efficaces pour enquêter sur le sport.
Interview réalisée par Odile Baudrier