A 22 ans, pour sa première année senior, Djilali Bedrani a réussi 8’28’’34 sur 3000 mètres steeple lors du meeting de Montbéliard, temps minima pour les Europe. Entraîné par Sébastien Gamel, ce grand espoir du steeple a pris des risques pour réussir dans son « métier » de coureur. Il a du talent, il vit chez père et mère, il ne gagne pas d’argent mais il croit en son destin. Rencontre à Toulouse aux côtés de Sébastien Gamel le coach et de Martin Casse, compagnon d’entraînement de Djilali Bedrani.
Avoir rendez vous sous un cerisier ! Dans un petit jardinet, une grande poussette d’enfant adossée au mur. Un pavillon de banlieue, dans une petite rue calme, à une encablure du Parc de la Ramée, à un vol d’hirondelle de CapGemini. Des A380 en routine, dans le ciel de Toulouse, entre deux manœuvres, en rase motte, tonitruant, assourdissant.
Le papa, discrètement, intimidé, attendait notre arrivée, la maman aussi. Déjà un grand plateau à la main, posés dessus des verres d’eau fraîches, un sourire d’accueil sur les lèvres. Sous ce cerisier aux fruits presque mûrs, à croquer, encore acidulés, une chaleur douce.
Djilali Bedrani est lui aussi intimidé. C’est une première pour ce jeune homme discret de recevoir ainsi, chez lui, sous un cerisier. La face caché du métier, apprendre à se raconter. Examen de passage ? De loin, père et mère surveillent les premières questions, les premiers mots. Puis ils s’échappent.
Djilali vient des Minimes, le quartier de Nougaro. Djilali n’a pas l’âge pour écouter du Nougaro chantant «parfois, au fond de moi se ranime l’eau verte du canal du midi et la brique rouge des Minimes ». Djilali n’a pas l’accent de Toulouse, ou si peu. Il n’a pas l’accent de la castagne. Nougaro chante « Ici tu cognes, tu gagnes ». Ca ne ressemble pas à Djilali. Il dit par deux fois « ici, je me fais discret ». Il n’est pas fougueux, ni impétueux, ni prétentieux. Il n’est l’héritier de personne même si depuis peu Mahiedine Mekhissi a pris le « gamin » sous son aile lors d’un stage à Albuquerque. Il se redresse sur sa chaise blanche pour dire : « Mahiedine, j’ai su le rencontrer, il me conseille sur des détails. Ce sont les détails qui sont importants et tous les jours il faut les répéter ». Il ajoute : « Il est généreux, c’est un mec bien ». Version des dires et des faits confirmée à Montbéliard, quelques jours plus tôt, la face visible du métier. Mahiedine Mekhissi dans le feu sacré et l’euphorie des minima olympiques, Djilali dans la lumière tamisée des minima européens. Complices, le grand frère et son petit protégé, jusqu’à cette longue ronde de récupération, seuls dans la nuit chaude, à tourner au petit trot, autour de cet anneau, comme aimantés, assignés.
Nougaro chante « je reprends l’avenue vers l’école ». Avec Djilali, on refait donc ce bout de chemin. C’est un bon début même si cela n’explique pas tout. Le collège au Mirail, le lycée à Blagnac, un Bac pro aérostructure, les avions, gamin de Toulouse, dans le ciel bleu de la ville rose, un jet, ça fait toujours rêver « j’ai pensé rentrer chez Airbus, j’avais des stages en chaîne d’assemblage de l’A 380, mais il n’y avait pas de statut pour moi, donc je me suis concentré sur le sport ». Puis il bricole deux ans en AES mais la Fac, l’amphi, ce n’est pas son monde.
Son monde, il tourne en rond. Il y a un départ, une arrivée. Au milieu, ce long tunnel, c’est parfois l’inconnu, l’imprévu, l’absolu. Il se souvient de son premier cross à la Ramée. Le frère Brahim aussi. C’est son jumeau, il s’est mêlé à nous. Il reste debout, sous le cerisier. Lui vient de finir son Master 1 en droit. Tenter le barreau, il n’est pas encore décidé. Il attend une place en Master 2, droit des affaires. « Lorsqu’il termine cinquième à Muret, il n’avait pas de chaussures, il courait avec des Converse », Brahim explique : « C’est bien plus aléatoire pour lui, il y a plus de risque, il a une épée de Damoclès ». Djilali lui coupe la parole : « Oui, mais c’est le risque que l’on aime pour réussir». Brahim poursuit : « C’est un investissement, si tu ne t’entraînes pas tous les jours… » Il ne termine pas sa phrase, une petite voix se fait entendre derrière lui. La maman, les bras croisés, debout dans l’embrasure de la porte s’interpose : « Ca arrange les parents car les enfants ne sortent pas ». Djilali confirme : « Oui, j’ai des potes, mais on se voit peu. L’athlé, ce sont des moments mythiques. Les gens n’ont pas conscience de cela. C’est beau ».
C’est beau courir vite. Nougaro peut chanter « boxe, boxe ». Djilali s’affirme et « court, court ». Nougaro chante « je vais te faire voir qui est champion ». Djilali s’est senti champion à Paray le Monial, année 2011, trois au France de cross, premier coup de griffes et sélection au Mondial à Punta Umbria. Puis, la même année, il confirme à Dreux que passer les barrières, cela déverrouille sa foulée, premier titre sur 3000 mètres steeple. Et l’hiver déjà là, dans les fumées d’usine de Velenje en Slovénie, il tient son rang dans cette équipe de France junior, médaillée de bronze aux Europe de cross.
Nougaro chante encore « ce n’est pas un roman à l’eau de rose ». La vie du coureur n’est ni à l’eau de rose, ni au parfum de violette. Elle est parfois d’amertume, parfois en miettes. Djilali explique en se touchant le ventre comme s’il était barbouillé d’un repas trop gras « suite aux blessures, ça s’est mal construit. Je doutais. Mentalement, cela a un impact. Tous les jours j’y pensais ». Les années espoir ne sont pas tendres. 2014, la saison est presque blanche, quelques virées sur le steeple…à oublier. Il quitte Messaoud Settati. Les questions sont aux équations infinies. Que peut-il espérer de cette vie de coureur ? A tâtonner, à se chercher, entre deux eaux. Légitime impatience pour le marmot jeté dans les eaux du grand bain. A vivre chez papa, maman, sans un sou en poche, à peine l’équivalent d’un revenu de rmiste, juste le luxe de posséder une petite voiture, mais affranchi il dit : « je ne fais pas de l’athlé pour l’argent, j’essaie de ne pas y penser. C’est l’excellence qui compte, tout doit être fait pour que je sois bien dans mon sport ». Il a un rêve, avoir son propre appartement.
Il sonne alors à la porte de Sébastien Gamel. Le jeune entraîneur a sa petite réputation sur Toulouse. Il est Aveyronnais pure souche. Il est fiscaliste dans le groupe Allianz et sa démarche de coach n’est pas de signer à tout va des athlètes. S’il s‘engage, c’est tout ou rien. Première phase d’observation donc : lui trouver un médecin pour que le jeune steepler puisse guérir d’une blessure à la hanche mal soignée depuis deux ans. Les deux hommes se trouvent. Djilali l’affirme : « Tout de suite, j’ai aimé l’entraînement. C’était comme un jeu. Maintenant, j’ai hâte d’y aller. J’ai envie. Avant, j’avais du stress et pas du bon stress. Depuis Tallinn, ce stress devient de l’envie de réussir ».
Tallinn, l’Estonie, les Europe espoirs, c’est le second déclic pour le Toulousain. Simplement finaliste certes mais point de départ d’un nouveau cycle. Le temps n’est plus à perdre. Il dit : « j’ai repris la route ». Stage sur stage. Il ajoute : « Pour le haut niveau, c’est indispensable d’avoir confiance dans son entraîneur. Là je suis bien dans ma tête, il me rassure. Je ne connais jamais le plan à l’avance, mais il adapte en fonction de ma forme. Il fait attention à tout. Il essaie de trouver des solutions à tout ». Et ça paye, Djilali à nouveau dans le bon sillon, cinquième à Hyères aux Europe de cross pour conclure ce cycle espoirs, puis en bronze aux indoor sur 3000 mètres, en argent au Mans sur cross court et enfin ces 8’28’’34 à Montbéliard minima pour les Europe d’Amsterdam, avec 2’47’’ pour le dernier kil et 1’03’’ pour le dernier 400, Djilali précise « c’est de bonne augure pour les courses de championnats ».
Depuis quelques mois, Djilali Bedrani s’entraîne avec Martin Casse « élève » de Sébastien Gamel depuis plusieurs années. Un coup de fil du copain d’entraînement, nous quittons le cerisier. Nous saluons les parents, le petit frère, la soeur et la ribambelle de pitchounes blondinets sortis de la sieste que Madame Bedrani garde chez elle comme assistante maternelle. S’en suit un gros slalom dans une circulation dense. C’est Toulouse ! Djilali se faufile comme un lièvre. Nous retrouvons Martin au stade du Satuc, île du Grand Ramier, en étau entre deux bras de la Garonne. Des minots jouent à l’athlé. Martin, grand corps blanc crème, prend le soleil.
Lui aussi n’est l’héritier de personne. Un père ouvrier dans le bâtiment, aujourd’hui invalide, une mère besogneuse qui pousse son gamin à réussir « à bosser plus que les autres ». Martin n’a pas eu besoin de dessin pour prendre le bon chemin, celui des études. Un très bon élève, un bon coureur. Une gueule à jouer dans « l’Amour Fou », un physique à qui tous les costumes de bonne facture tombent au juste pli, un joli sourire à faire craquer les filles en jupes fendues. Djilali l’écoute conter son cursus scolaire exemplaire. Un DUT technique de com puis 1’50’’ sur 800 mètres, le ticket d’entrée pour s’envoler vers le Texas et l’UTPA, une université où il obtient un bachelor en marketing, puis une année bonus aux Etats Unis pour un MBA, enfin son admission à l’European Master. Côté perf., il y a eu du bon et du moins bon, des coachs qui se succèdent, une bonne saison qu’en même, 2014 avec 4’01’’04 à Boston sur le mile en salle puis 3’41’’76 à Carquefou et enfin vainqueur des N2 à Albi en voisin. 30 courses au total, le miler rattrape le temps.
La séance du soir est programmée au bord du canal, au skate parc de Rangueil, le quartier des têtes chercheuses, des gros QI de Toulouse, l’INSA, le CNRS, le CNES, l’ISAE. On reprend la voiture, Martin dans sa petite Twingo, il dit : «j’étais à sec, j’ai bossé chez I Run, au moins pour payer mon essence, je ne voulais pas faire supporter ce poids à ma famille ». Nouvelle partie de slalom. On se gare près d’une salle de gym, des gamines font des saltos. Sébastien Gamel a quitté veston, chemise blanche, fine cravate et soulier vernis, il est en short et débardeur. Sous le bras un tapis de mousse, à la main, un sac plastique, à l’intérieur, des plots, un élastique, une sorte de grosse éponge en mousse, une veste lestée. Pour Martin, il s’agit d’un simple footing, sous les allées ombragées du canal du Midi. Il est rentré au petit matin de Montreuil. Déçu de sa course, il ne s’en cache pas : « J’avais couru en 3’40’’36 à Decines et 3’42’’28 à Carquefou. Mais là, j’ai eu un petit complexe ». Entre deux, comme ça, mine de rien, il dit comme s’il parlait de la pluie, du beau temps ou des frasques de Trump : « Tiens j’ai eu une réponse de Nissan. Je suis pris en stage en Suisse ». Sébastien félicite son coureur : «Tu débutes quand ?». Réponse «j’ai négocié au 15 juillet ». Il ajoute : « je ne veux pas négliger ma carrière professionnelle ». Lui aussi vit chez ses parents installés à Lavaur. Il ne veut rien leur devoir, juste goûter de leur affection. Il s’est endetté à hauteur de 31 000 euros auprès d’une banque pour enchaîner Master 1 et Master 2. Le sujet de son mémoire sera « Comment le CEO de Nike, Mark Parker mène son entreprise vers le succès ».
Pour Djilali, la séance est plus radicale. Séance de force sur une allée sablonneuse longeant les courts de tennis. Avec quelques bricoles, une misère pour quelques euros d’investissement, le fiscaliste de chez Allianz se marre en étalant son petit attirail de fortune. Des gestes simples, des enchaînements de bons sens. Sébastien Gamel applique les leçons de Roger Milhau. L’ancien coureur de 8, sélectionné olympique à Moscou en 1980 lui a tout appris. Le jeune coach s’implique et verse sa sueur. Ca dégaine, courir n’est pas qu’un jeu, son écriture est éphémère. Nougaro chante a capella :
Bonheur, tu nous fais souffrir
D’accord, c’est bizarre
Bonheur, tu nous fais souffrir
La peur que tu t’barres
Sur son profil facebook, Djilali Bedrani a signé « on est tous auteur, écris ton histoire ». Sous un cerisier, on peut tout se dire, on peut tout écrire.
> Texte et photos Gilles Bertrand
> Quelques photos d’archives (photos Gilles Bertrand)
Djilali Bedrani au France de cross à Lignières
Djilali Bedrani au France de cross à Lignières