La victoire de Ghirmay Ghebreslassie au marathon de New York met à l’honneur l’Erythrée, comme l’année dernière au Championnat du Monde. Derrière la réussite de ce surdoué du marathon, seulement 21 ans dans quelques jours, et déjà trois fois pointé entre 2h07’46’’ et 2h07’51’’, se dissimule un entraîneur hollandais, Veron Lust, ancien spécialiste de 100 km, qui le rejoint deux fois par an à Asmara pour chapeauter son entraînement.
« Surtout lorsque vous franchissez la ligne d’arrivée, ne regardez pas votre montre !» La consigne donnée par l’organisation lors du briefing aux athlètes de haut niveau la veille du marathon est très claire. Il n’est pas question d’immortaliser l’image d’un vainqueur franchissant la ligne d’arrivée, le visage tordu et les yeux lorgnant sur son chrono. Une telle obsession pour Peter Ciaccia, le Race Director du Marathon, que David Monti, le responsable du plateau, ajoute, mi-figue, mi-raisin : « Sinon, les primes d’arrivée seront diminuées… »
Cet avertissement a peut-être coûté à Ghirmay Ghebreslassie son record personnel lors de l’épreuve. Le coureur s’en approche d’une simple poignée de secondes, 2h07’51’’ pour 2h07’46’’. Et il me l’avoue tranquillement au lendemain de la course : « Je n’ai pas voulu regarder ma montre. Je me repérais sur le chrono placé sur la voiture. Mais à un moment, elle est partie trop loin, je n’ai pas vu que j’étais si proche de mon record, et je n’ai pas pu le battre. » Mais ce n’est que partie remise pour lui, et il m’annonce tout de go qu’il lui sera très facile d’atteindre 2h04’-2h05’, avec en ligne de mire le Marathon de Londres au printemps prochain.
Les minutes paraissent aussi faciles à avaler à ce surdoué du marathon que les épreuves elles-mêmes. Ghirmay Ghebreslassie n’aura que 21 ans dans quelques jours mais a enchaîné cette année trois marathons, Londres au printemps, les JO de Rio en août et New York; seulement 11 semaines plus tard. C’est exceptionnel, d’autant qu’il a ponctué ce tryptique d’un très haut niveau de performances, 2h07’46’’ à Londres, 4ème aux JO, victorieux à NYC.
Ghirmay Ghebreslassie, déjà sur 10.000 m à 14-15 ans ?
Cette année 2016 ne s’inscrit pas dans la continuité des précédentes, Ghirmay Ghebreslassie était jusqu’alors plutôt discret en compétitions, il n’en a ainsi disputé que trois en 2015 et 2014, une seule en 2013, et quatre en 2012. Une orientation voulue, comme il me le confie : « Je préfère m’entraîner et limiter mes compétitions. »
Et il m’explique que c’est à Asmara, la capitale de l’Erythrée, qu’il se prépare, au sein d’un petit groupe de coureurs, il évoque un nombre variant entre 6 et 15 personnes selon les jours. Sous la houlette d’un coach hollandais, Veron Lust, qui le rejoint 2 fois par an à Asmara pour superviser son entraînement. La collaboration entre les deux hommes aurait débuté en 2013, favorisée par Joos Hermens, son manager depuis 2012.
Il affiche alors déjà de jolies performances, courant le 5000 m en 13’40’’ et le 10000 m en 28’33’’; et il n’a pourtant que 16 ans… Mais Ghirmay Ghebreslassie a été bien plus précoce encore, m’affirme-t-il, évoquant ses débuts qui remonteraient à 2009, (que les bases de données statistiques officielles ne recensent pas) sur 1500 m, et de suite, à 14-15 ans, une orientation sur 5000 m et 10000 m, imposée par son professeur de sports de l’école.
Autant dire que la distance du marathon ne pouvait vraiment l’effrayer, et sa première tentative, pour le marathon de Chicago, fin 2014, se construit de manière étrange, comme souvent pour les protégés de Joos Hermens : il est inscrit comme pacemaker, mais au 35ème km, très à l’aise, il se décide à terminer l’épreuve, qu’il boucle en 2h09’08’’. Il n’aura plus l’année suivante qu’à concrétiser ; avec 2h07’47’’ au marathon de Hambourg, puis le titre au Championnat du Monde.
Les Jeux de Rio ne lui ont pas souri à la hauteur des espoirs de toute une nation, qui rêvait d’un podium pour voir le drapeau de l’Erythrée à nouveau flotter au vent, comme à Pékin l’été dernier, où le retour au pays avait été triomphal pour les athlètes, reçus avec emphase par le Président Isaias, qui dirige avec poigne une dictature où les jeunes hommes sont enrôlés de force dans l’armée, et qu’ils sont chaque jour des milliers à fuir pour se diriger vers l’Europe.
Veron Lust, un entraîneur à l’esprit humanitaire
Une véritable chappe de plomb règne sur ce pays, où l’athlétisme s’est frayé un chemin au fil des années, pour dégager une petite élite dans la foulée de Zersenay Tadese, qui a accumulé les podiums en Mondiaux et aux JO. Pourtant Ghirmay Ghebreslassie, affiche une certaine liberté de ton, probablement dûe à sa notoriété et à son statut particulier, il n’est ni étudiant, ni militaire. Il a ainsi marqué les esprits cet été en protestant publiquement à la télévision érythréenne sur le refus de la fédération d’Erythrée d’accréditer son entraîneur pour les Jeux de Rio…
En conséquence, Veron Lust a suivi ces Jeux à la télévision, comme il le raconte longuement sur son blog. Cet ancien coureur de 100 km, plusieurs fois champion national de cette distance, avec un record à 7h20’, apparaît s’être retrouvé propulsé entraîneur de Ghebreslassie un peu par hasard, à la faveur de son action au sein de la « Fondation Success », qu’il a créée pour soutenir des projets humanitaires au Kenya, puis en Erythrée, avec en particulier l’envoi de chaussures de sport usagées sur ces pays, auquel s’est associé Joos Hermens.
Ses bagages contenaient encore plein de chaussures lors de ses derniers voyages à Asmara en décembre 2015, puis mars 2016, pour peaufiner la préparation pré-olympique de son athlète. Mais Veron Lust l’avoue, les contrôles douaniers ont été très faciles en annonçant sa qualité, celle de coach du meilleur athlète d’Erythrée. Et ses prochains déplacements s’annoncent tout aussi aisés après cette victoire new yorkaise…
- Texte : Odile Baudrier
- Photo : Gilles Bertrand