Susan Kipsang Jeptooo, qui a représenté la France sur marathon aux Jeux olympiques de Tokyo, a été mise en examen pour des accusations de dopage et de trafic de faux documents. L’accusation concerne également son mari, son entraîneur, et l’athlète kenyan nommé Nicholas Chumba, contrôlé positif deux fois en France sous de fausses identités. Dans cette affaire, les zones d’ombre ne manquent pas…
C’est le 16 novembre qu’apparaît au grand jour l’affaire Susan Jeptooo, avec l’annonce par notre site que Susan Kipsang Jeptooo et son mari sont mis en cause pour des faits liés au dopage, et également à du trafic de faux documents. Les informations disponibles font alors état d’une garde à vue pour le couple à Lyon à la mi-octobre, précédée par une perquisition de leur domicile.
A la parution de cet article, Susan Kipsang Jeptooo et Jakob Kipsang, son mari, prennent contact par Messenger pour expliquer que « Nicholas Chumba a volé le certificat médical de Susan en 2018, et que le couple l’a appris lorsque la police est venue chez eux en octobre 2021 ».
Le 22 novembre, l’avocate de la jeune femme, Maître Océane Courtin, informe la rédaction de sa demande d’exercer un droit de réponse sur cet article. Ce mail parvient le 26 novembre à 19h, et explique : « Nous souhaiterions, Me COURTIN (*) et moi-même, rappeler suite à la parution de votre article en date du 16 novembre dernier que tant Madame JEPTOOO que Monsieur KIPSANG sont présumés innocents dans le cadre de l’enquête actuellement en cours. En outre, nous souhaitons également rappeler que cette enquête est soumise au secret de l’instruction. Dès lors, nous nous interrogeons sérieusement sur les informations qui vous parviennent et qui sont publiées au sein de votre journal. Aussi, vos propos relatifs à l’existence d’un éventuel lien entre nos clients et Monsieur CHUMBA ainsi que votre conclusion sur le fait que ma cliente est « sévèrement sur la sellette » s’inscrivent en violation des principes rappelés ci-dessus. »
Le trio mis en examen pour des faits liés au dopage et à de faux documents
La réaction est tardive et décalée puisque pratiquement au même moment, l’AFP confirme officiellement la mise en examen de Susan Kipsang Jeptooo, Jakob Kipsang, et de Harzouz Saadi. Dans un article paru dans l’Equipe à 18h37, et également dans une quinzaine de titres de presse régionale.
Le Procureur de la République de Roanne a validé les accusations d’obtention et détention illicite de substances classées comme psychotropes, et obtention et détention de faux documents administratifs (identités, ordonnances, certificats médicaux).
On est très loin de ce qu’affirment Susan Kipsang Jeptooo et son mari dans leurs échanges avec moi, où ils soutiennent que Nicholas Chumba a « volé » le certificat médical de Susan lorsqu’il était venu chez eux pour boire un thé.
Mais selon nos informations, Nicholas Chumba n’était en aucun cas simplement de passage pour une tasse de thé dans la maison du couple. Ce jeune coureur y a en réalité séjourné plusieurs mois entre 2018 et 2019. Sa double identité était alors parfaitement connue du couple, qui prétend maintenant la découvrir à travers des messages reçus depuis le Kenya.
Kennedy Lagat Kipyego, une carrière brisée par la tricherie de Nicholas Chumba
Car l’affaire Nicholas Chumba n’a pas du retentissement qu’en France. Elle est suivie avec beaucoup d’attention au Kenya. Un jeune athlète du nom de Kennedy Lagat Kipyego a été victime d’une usurpation d’identité par Nicholas Chumba, qui a « emprunté » son nom entre 2015 et 2016, pour disputer moult épreuves à travers la France. Jusqu’à ce qu’en avril 2016, il soit contrôlé positif au marathon d’Annecy. A l’automne 2018, il réapparaît sous sa véritable identité de Nicholas Chumba.
Le « vrai » Kennedy Kipyego m’a raconté par Messenger cette drôle d’histoire débutée en 2012. Nicholas Chumba, qu’il connaît de vue, lui demande alors de l’héberger dans sa maison d’Eldoret et de partager son entraînement. Au bout d’un an, en octobre 2012, Nicholas Chumba disparaît, et rejoint un autre camp, à Kapngetuny, au sud d’Eldoret. C’est un peu plus tard que Kennedy Kipyego s’aperçoit de la disparition de sa carte d’identité.
Il découvrira plus tard que Nicholas Chumba l’a utilisée pour obtenir au bureau de l’immigration d’Eldoret, un passeport au nom de Kennedy Kipyego. Une pratique visiblement pas si rare que cela puisque ce bureau a finalement été fermé, compte tenu que de nombreux faux passeports y auraient été émis….
L’histoire prend une toute autre dimension lorsqu’en 2016, le « faux » Kennedy Kipyego est suspendu pour dopage. Le « vrai » Kipyego découvre alors qu’il est censé avoir couru en France, et il porte plainte auprès de la police d’Eldoret. Il lui faudra ensuite plusieurs mois pour que la Fédération d’athlétisme du Kenya et l’agence anti-dopage du Kenya admettent fin 2018 qu’il n’a rien à voir avec le contrôle du marathon d’Annecy.
Nicholas Chumba, qui a été contrôlé positif deux fois en trois ans, a-t-il amené Susan Kipsang Jeptooo vers de sinistres pratiques côté dopage ? Aucun contrôle positif n’est, à ce jour, retenu contre la marathonienne, mais il est acquis que les preuves disponibles ont permis au Procureur de la République de retenir contre elle, son mari, et son entraîneur Harzouz Saadi l’accusation d’obtention et détention de substances classées psychotropes.
Harzouz Saadi plaide la naïveté
La carrière de Susan Jeptooo se voit ainsi entachée, et dans la foulée, son entraîneur Harzouz Saadi est mis à mal, puisque lui aussi mis en examen pour ces mêmes éléments. Mais Harzouz Saadi crie à son innocence, et plaide la naïveté. Même s’il admet qu’à l’automne 2020, il a ressenti un certain doute lorsque Susan Jeptooo part durant un mois complet au Kenya, pour préparer le Championnat du Monde de semi-marathon, et qu’elle ne répond plus à ses appels téléphoniques.
Le trouble s’amplifiera durant le test de 30 km réalisé à la demande de la FFA pour valider l’état de forme des athlètes retenus pour le marathon olympique de Rio. Susan Jeptooo démontre un niveau qui le surprend alors qu’elle est en difficulté depuis plusieurs semaines à l’entraînement en raison d’une blessure contactée après le marathon de Dakha au Bangladesh. En début d’année 2021, Harzouz Saadi n’est pas parvenu à dissuader Susan Jeptooo de disputer ce marathon qui ne s’inscrit pas dans sa programmation.
Malgré ses questionnements, Harzouz Saadi ne se décide à rompre la collaboration avec la jeune femme que début octobre. Mais il l’admet, ce n’est qu’à la sortie de sa garde à vue le 13 octobre 2021 qu’il informe officiellement la FFA de cette décision.
Cet homme de 49 ans, qui a d’abord entraîné Abdellatif Meftah, puis depuis 2014, Susan Jeptooo, a beaucoup œuvré pour qu’elle obtienne la nationalité française. Et dans cette procédure de naturalisation, un épisode très particulier a été enfoui.
Une première perquisition chez Susan Jeptooo en août 2018
En effet, au mois d’août 2018, Susan Jeptooo a déjà connu les avatars d’une perquisition menée de bon matin à son domicile. A l’origine de cette visite des policiers de Rouen, une dénonciation. Bibiro Ali Taher, jeune femme, de nationalité tchadienne, licenciée à Sotteville les Rouen, a été contrôlée positive à l’EPO lors du 10 km de Caen. Bibiro Ali Taher se voit alors sollicitée par l’AFLD pour fournir des informations sur son pourvoyeur en produits, et sur les autres utilisateurs qu’elle connaîtrait.
La jeune athlète, qui a disputé les JO 2016 sur 5000 m, balance alors plusieurs noms, d’athlètes français, y compris de haut niveau, et elle soutient aussi que Susan Jeptooo dissimule à son domicile des produits dopants. Les deux jeunes femmes auraient fait connaissance lors des Courants de La Liberté de Caen, en juin 2018, où Bibiro Ali Taher a remporté le 10 km et Susan Jeptooo, le semi-marathon. Celle-ci l’aurait ensuite hébergée deux semaines plus tard à Lyon à l’occasion du Meeting d’Ambilly, où elles s’alignent toutes les deux sur 5000 mètres.
Mais la perquisition menée alors n’aboutit à rien, et pas plus, du moins officiellement, les autres révélations de Bibiro Ali Taher. Cependant elle obtiendra une suspension réduite d’une année, trois ans au lieu de quatre, dans une décision prise par l’AFLD le 4 novembre 2019.
Quelques mois après cette perquisition, les services en charge de la demande de naturalisation de Susan Jeptooo se font curieux, et l’interrogent sur une éventuelle procédure en cours contre elle pour des faits de dopage. Harzouz Saadi contacte alors l’AFLD, et celle-ci valide par un courrier officiel du 10 avril 2019 signé d’Antoine Marcelaud, le juriste de l’agence antidopage, que le contrôle effectué le 8 août 2018 n’a rien détecté, et qu’aucune procédure disciplinaire n’est engagée à son encontre. La FFA soutient aussi officiellement la demande de la marathonienne.
En septembre 2019, Susan Jeptooo obtient la nationalité française, et débute alors une course contre la montre pour se qualifier pour les Jeux Olympiques de Tokyo. Fin janvier 2020, elle termine le marathon de Marrakech en 2h28’48’’, et obtient le sésame.
Susan Jeptooo se fait sortir de Quartz Elite en mai 2021
Dans cette perspective olympique, Susan Jeptooo s’est également distinguée pour avoir intégré le programme Quartz Elite. Au printemps 2019, l’affaire Calvin entache la crédibilité de l’athlétisme. Plusieurs athlètes de haut niveau, comme Kévin Mayer, Mélina Robert Michon et Sophie Duarte, décident d’adhérer au programme bâti par Pierre Sallet, spécialiste anti-dopage, qui vise à plus de transparence.
Harzouz Saadi et Pierre Sallet se connaissent bien, pour avoir pratiqué le triathlon ensemble dans leurs jeunes années, et l’amitié de ces deux Lyonnais a traversé les années. Ce lien particulier favorisera l’entrée de la protégée de Harzouz Saadi dans le programme Quartz Elite. Et cette insertion renforce la crédibilité de la jeune marathonienne, car Harzouz Saadi l’avait clairement admis à cette époque : « Oui, il y a toujours de la suspicion autour des performances des Kenyans ou Kenyanes. Mais moi, pour Susan, je n’ai jamais eu aucun doute. »
Pourtant la réalité n’était pas tout à fait celle que l’on pensait. En effet, selon nos informations, des anomalies sur les analyses fournies sont détectées très rapidement, et auraient été transférées par l’équipe de Quartz aux autorités anti-dopage françaises au printemps 2020. Puis en mai 2021, la décision est prise, celle de faire sortir Susan Jeptooo du programme Quartz Elite. En toute discrétion, pour ne pas alerter les protagonistes.
Pierre Sallet choisit cette rupture brutale qu’il ne souhaite pas expliciter par respect du secret médical et du secret de l’instruction judiciaire en cours. Tout au plus, peut-on ajouter que des signaux rouges sont apparus, et que des renseignements émergent sur une attitude « border line » de Susan Jeptooo.
Malgré tout, la jeune femme honore sa sélection aux Jeux Olympiques, avec un très modeste 2h36’. Suivront ensuite deux nouveaux podiums en Championnat de France, 2ème au 10 km à Langueux, et la victoire à l’Ekiden à Liévin. Il s’agit d’ailleurs de son 6ème titre en Ekiden avec son équipe du club de l’Athlé St Julien 74. Juste avant le séisme de cette mise en examen.
- Texte : Odile Baudrier
- Photo : D.R.
(*) Maître Courtin est l’avocat de Jakob Kipsang