Les mois et années passent, et le Kenya conserve le leader ship du marathon et semi-marathon tout en continuant à faire les gros titres pour le dopage de ses coureurs. Un paradoxe encore plus choquant cet automne avec le record du monde d’un quasi-néophyte du marathon, Kelvin Kiptum, suivi par l’annonce de plusieurs suspensions de Kenyans, et le constat d’une fuite trop fréquente des athlètes lors des contrôles anti-dopage. Il est urgent que les actions de l’anti-dopage kenyan aboutissent pour restaurer la confiance dans les performances !
Les faux performers continuent de sévir au Kenya. Le 6 novembre, ce sont 4 noms d’athlètes du Kenya qui ont été suspendus pour dopage par l’Athletics Integrity Unit. Cette actualité est tellement riche qu’il n’est même plus possible d’en faire le relais. Avec tout de même un nombre très choquant : un total de 300 Kenyans et Kenyanes ont déjà sanctionnés pour de tels faits, et ils sont 70 à l’être actuellement.
En parallèle, le Kenya n’en finit pas de faire l’actualité des performances, et un très jeune Kenyan, Kelvin Kiptum, s’est approprié mi-octobre à Chicago le record du monde du marathon, en détrônant Eliud Kipchoge. Le choc a été grand de voir ce quasi-néophyte du marathon qui devient le premier homme à passer sous les 2h 01’.
Kelvin Kiptum, un gros chrono au premier marathon
Certes Kelvin Kiptum n’était pas tout à fait un inconnu dans le monde du marathon. Il pouvait déjà se targuer de deux très gros chronos sur la distance : 2h01’53’’ à Valence et 2h01’25’’ à Londres. Mais lorsqu’il s’était présenté à Valence en décembre 2022, pour son premier marathon, il n’était qu’un athlète parmi tant d’autres, avec à son actif 6 chronos sous les 60 minutes sur semi-marathon. Dix mois plus tard seulement, il a tombé les minutes pour devenir le successeur d’Eliud Kipchoge. Il avait fallu à celui-ci 10 marathons pour obtenir son premier record du monde, à Berlin en 2018.
Cette progression est brutale même si l’impact de la technologie des chaussures doit être pris en compte pour essayer d’expliquer ce bond en avant. Mais là aussi, les analyses sont contrastées. Pour mieux appréhender le record du monde du marathon féminin de Tigist Assefa, le journaliste Johnson de Let’s Run avait interpellé Ross Tucker, le physiologiste sud africain, pour comprendre si le double apport de la technologie et de la légèreté explique « scientifiquement » cette énorme performance. Pour répondre, Ross Tucker a repris une multitude d’études effectuées, à la fois sur la chaussure à carbone et sur le poids. Et paradoxalement, il en ressort que leurs conclusions sont tellement contrastées qu’il n’est pas vraiment possible de conclure…
Le gain de la technologie des chaussures est réel, mais difficile à évaluer
Surtout parce que les études ont évidemment été effectuées sur des coureurs n’appartenant pas à l’élite mondiale. Ensuite, les résultats varient dans des proportions impressionnantes selon les modèles et les personnes. Trois études estiment que les progrès se situent entre 0% et 6%. Il est aussi avancé que le progrès prévisible en vélocité est d’environ les 2/3 du progrès dans l’économie de course. Soit pour un marathonien à 2h04’, un chrono de 2h01’36’’.
Bien sûr les chiffres divergent grandement, mais les conclusions convergent sur un point : d’un coureur à l’autre, les gains ne seront pas les mêmes. Tout dépend de la catégorie dans laquelle il se classe : « medium responder » « super responder ». Avec une conclusion facile : Kelvin Kiptum se situe en « super responder » pour ce modèle Nike inédit qu’il portait ! Selon Footwear News, il arborait un prototype de la Nike Alphafly 3, commercialisé en 2024.
Mais dès décembre 2022, après Valence, les questions n’avaient pas manqué autour de la réussite exceptionnelle de Kelvin Kiptum et il est certain qu’il n’avait pas vraiment contribué à les lever. En avril 2023, il se présente au marathon de Londres en affirmant qu’il se prépare seul, sans entraîneur. Un vide qui ne séduit pas vraiment la « planète » marathon, tant il semble difficile de se propulser à un tel niveau de performance, sans être préparé de manière rigoureuse par un connaisseur du marathon.
Kelvin Kiptum, entraîné par le Rwandais Gervais Hakizimana, bien connu en France
Quelques mois plus tard, la leçon a été bien comprise, et à l’issue du marathon de Chicago, et de son record du monde, Kelvin Kiptum consent à dévoiler qu’il bénéficie en réalité des conseils de Gervais Hakizimana, un ancien coureur du Rwanda. Celui-ci apparaît alors au grand jour, pour livrer quelques vérités sur son protégé. Il l’a connu très jeune lorsque lui-même s’entraînait au Kenya, et les deux hommes se sont alliés, pour une collaboration à titre amical, après que le Rwandais ait connu Kiptum à l’âge de 10 ans durant ses stages au Kenya.
Gervais Hakizimana livre quelques éléments factuels sur l’entraînement de son protégé, avec cette capacité à engloutir les kilomètres à l’entraînement, pour atteindre des semaines à 300 que peu de coureurs effectuent. Gervais Hakizimana peut alors apparaître comme une caution de Kelvin Kiptum. C’est un athlète, bien connu en France pour avoir été licencié pendant près de dix ans au club de Lille Métropole, entraîné par Philippe Plancke.
Dans le passé, moi-même, j’ai échangé tant de fois avec Gervais, également dénommé Rurinjura, sur la situation du dopage au Kenya et son hostilité ne paraissait pas feinte. Mais le coach rwandais se doit aussi de reconnaître qu’il n’est en réalité que peu fréquemment présent aux côtés de Kelvin Kiptum : « je lui transmets des plans d’entraînement, et je suis avec lui durant les deux derniers mois avant le marathon ».
Les contrôles anti-dopage se multiplient, des athlètes fuient pour les éviter !
Pourtant évidemment, derrière lui, Kelvin Kiptum porte tout le poids de la situation délétère du dopage au Kenya…. Quelques jours avant le marathon de Valence 2022, le risque d’une exclusion internationale de la Fédération d’athlétisme du Kenya était apparu en rétorsion à l’explosion des cas de dopage, et ce n’est que le gros budget débloqué par le Gouvernement du Kenya et la volonté de modifier la loi kenyane pour traquer le dopage à l’identique des stupéfiants qui avaient convaincu World Athletics de renoncer à toute suspension du pays.
Dès les premiers mois de l’année 2023, l’ADAK, l’agence anti-dopage du Kenya, passait à l’action pour augmenter le nombre de contrôles, avec un chiffre annuel qui dépassera les 2000. Les suspensions ont suivi, avec des interdictions à la fois de coureurs de renom, ou de niveau intermédiaire, et ce mélange témoigne d’une utilisation très large des produits.
On a ainsi pu voir sur les dernières suspensions le nom de Rodgers Kwemoi, champion du monde junior du 10000 m en 2016, 4ème au Mondial 2019, aux côtés de Purity Komen, record de 1h06’ au semi-marathon, victorieuse à Lille en 2022 et Istanbul en 2023, et d’un James Karanja, 44 ans, record de 2h24’ au marathon, en compétition exclusivement dans les épreuves du sud est asiatique.
Mais onze mois plus tard, cette offensive a trouvé certaines limites avec la déclaration de la Directrice de l’ADAK, qui a avoué publiquement ces derniers jours son inquiétude face à la multiplication des fuites lors des contrôles anti-dopage. Sarah Shibutse a même confié à Stephen Rutto, journaliste pour The Standard, qu’il s’agissait d’une habitude dans certains camps d’entraînement….
La situation du dopage au Kenya est dramatique, dixit le Ministre des sports
Le Secrétaire Général des Sports, Ababu Namwamba, a enfoncé le clou en invoquant « zéro tolérance envers le dopage » de son Ministère. Il n’a pas manqué de rappeler que le gouvernement du Kenya avait déboursé 22 millions d’euros pour éviter au pays d’être banni par World Athletics, avec la création d’une agence intégrant la direction des investigations criminelles, les services de renseignements, la justice.
Et avec un vrai réalisme, il a souligné : « Aujourd’hui un record battu par un Kenyan prendra des mois pour être validé en raison des suspicions de dopage. Nous courons maintenant avec la suspicion. »
Une situation plus qu’inconfortable pour un pays qui s’est tellement distingué par ses réussites athlétiques amenant tant de fierté à ses habitants. Mais cette richesse sportive a eu son revers : l’exploitation par des malhonnêtes de ce « filon ». Et le Secrétaire Général des Sports a même avoué : « des athlètes kenyans sont victimes du racket du dopage dans le pays. »
- Analyse : Odile BAUDRIER
- Photos : D.R.