Alors que le Mondial de cross s’enfonce dans l’oubli, les Europe de cross pourraient également connaître le même sort. En cause les naturalisations abusives d’athlètes kenyans qui sous le maillot de la Turquie brouillent les cartes et faussent le jeu de cette compétition qui avait trouvé sa vraie place dans le calendrier international. Si aucune mesure n’est prise pour interdire ces coureurs « hors sol » ces Europe pourraient à terme connaître la même défection que le Mondial. Les mesures à prendre sont pourtant simples mais l’IAAF et l’AEA ont-elles le courage d’intervenir ?
Alnwick, une petite cité du Nord de l’Angleterre, dans le Northumberland, ses belles ruelles et ses gentilhommières, son hôtel, le White Swan classé au rang des monuments historiques, son château du Moyen Age où certaines scènes des films Harry Potter ont été tournées, son jardin exotique « the Poison Garden ». C’est là que furent organisés les premiers championnats d’Europe de cross en 1994 avec seulement deux épreuves au programme.
Ce championnat est accueilli en son temps, avec scepticisme. On se questionne sur la date choisie, début décembre. Elle oblige à revoir l’orchestration des saisons. On doute également de l’intérêt sportif et médiatique d’une telle compétition. Un championnat de seconde zone ? Les vainqueurs du jour, Paulo Guerra et Catherina McKiernan apportent la preuve du contraire.
La résistance sera de courte durée, car ces Europe accueillant les juniors en 1997 puis les espoirs en 2006, s’imposent rapidement dans le calendrier international alors qu’en parallèle l’IAAF condamne le Mondial de cross dans les recoins boueux de l’athlé.
C’est sans doute cet intérêt majeur dans le calendrier international qui pousse la Turquie à former ses troupes pour montrer le maillot et s’affirmer comme nation européenne selon les bons vieux schémas mis en place par la RDA, l’Union Soviétique et ses satellites en d’autres temps.
Ce pays intègre cette compétition continentale dès 1998 et de façon significative puisqu’elle remporte le titre par équipe chez les juniors filles. Elle récidive l’année suivante, début d’une longue série avec un total à ce jour, de 27 médailles dont 14 en or.
Mais personne n’est dupe, les soupçons ternissent les premiers résultats de cette jeune nation en athlétisme dont les pratiques sont mises en accusation : entraîneurs formés dans le bloc de l’Est ou recrutés dans les nations frères de la Russie mais surtout naturalisations abusives dans le vivier kenyan et éthiopien. La très jeune Elvan Abeygelesse est la première à franchir le pas, médaillée de bronze et d’or en 2000 et 2001 chez les juniors puis seconde en 2003 dans le souffle de Paula Radcliffe chez les seniors.
En 2010, sur le champ de cross d’Albufeira, le drapeau rouge frappé du croissant flotte à nouveau dans le ciel bleu estival du Portugal. Les sceptiques ont de bonnes raisons d’affirmer leurs doutes. Meryem Erdogan remporte le titre chez les espoirs femmes alors que Binnaz Uslu se classe seconde chez les seniors après avoir remporté le titre chez les juniors en 2004 puis en 2006 chez les espoirs. Fort heureusement, les méthodes de dopage sont à l’ancienne et la brigade anti dopage veille au grain. Ces deux athlètes finissent par tomber dans les mailles du filet. En 2007, Binnaz Uslu purge une première suspension de deux années, puis elle plonge à nouveau en 2011 lorsque l’IAAF réexamine les échantillons du Mondial de Daegu. Elle écope d’une suspension à vie. Quant à Meryem Erdogan, d’origine éthiopienne, elle est chassée de la scène athlétique en 2012 peu avant les J.O. de Londres pour irrégularités sur son passeport biologique.
Les affaires se succèdent mais aucun scandale n’arrête cette fédération. En 2012, elle renforce ses troupes pour le Mondial en salle qui a lieu cette année là à Istanbul. Destination Kenya, cette terre fructueuse, où les chasseurs de jambes posent leur dévolu en recrutant dès 2011 trois coureurs « hors sol », le junior recordman du monde du mile, William Biwott Tanui rebaptisé en İlham Tanui Özbilen ainsi que Polat Kemboi Arikan et Ali Kaya. Un trio que l’on retrouve dès 2012 sur l’ensemble des podiums internationaux dont ce doublé Arikan – Kaya réalisé en 2014, sur le terrain enneigé de Samokov en Bulgarie posant à nouveau la question brûlante des naturalisations abusives d’athlètes africains.
« Florian a le syndrome des turcs »
Nous sommes le 10 décembre 2016, grand ciel bleu, des flamands roses se dandinent aux abords d’une lagune léchant le terrain de cross de ces Europe. Les premières équipes s’installent à même le sol, le dos à un tracteur, à un camion. Entre deux plaques d’eau, les kinés déplient leur table de massage. Spectacle insolite et bon enfant pour une épreuve internationale. Riad Ouled le manager français fait les quatre cents pas, il cherche du regard les coureurs français qui ne sont toujours pas arrivés. Il confie : « Florian (Carvalho) a le syndrome des Turcs ».
Il a de bonnes raisons de s’inquiéter car ces Europe seront marqués par la domination des coureurs « kenyans », dont trois nouvelles recrues express, pour deux doublés chez les seniors hommes et femmes.
Les hymnes retentissent, les officiels pincés se ferment les yeux et font semblant d’y croire, le clan turc fourbit un discours léché et policé d’un chargé de com mais la famille du cross prend un nouveau coup sur la tête. Un goût de vase est dans la bouche de chacun. Une question s’impose, peut-on mettre fin à ce grand cirque absurde ? Avec en toile de fond le spectre d’une Turquie capable de jouer l’intégralité des podiums chez les seniors, les espoirs et chez les…juniors en piochant dans ce cartel kenyan pour nourrir de telles ambitions
Sans règles ni lois régulant ces naturalisations de coureurs « hors sol » les Europe de cross sont donc menacés. Ils pourraient connaître le triste sort qui fut celui réservé au Mondial lorsque les pays du Golfe, Qatar et Bahreïn ont agi de la sorte dès 2002, précipitant cette compétition vers le déclin. En 2005 lors des Mondiaux disputés en France sur l’hippodrome de St Galmier, le Qatar remporte 4 médailles de bronze et sur l’intégralité des 3 courses hommes (juniors, court et long), 29 coureurs d’origine kenyane évoluant sous les couleurs du Kenya, du Qatar et du Bahreïn rentrent dans le top 20. Le système est à son apogée alors qu’aujourd’hui, le Mondial de cross a perdu 60 % de ses équipes nationales en 20 ans sur le cross long hommes.
Au lendemain de ces Europe de cross disputés en Sardaigne, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer ce vol de médailles. Paula Radcliffe, deux fois sacrée championne du monde de cross (2001 et 2002) et deux fois en or aux Europe (1998 et 2003) s’est exprimée ainsi dans la presse sportive anglaise « Je suis d’accord pour dire que quelque chose doit vraiment être fait pour renforcer les règles afin que les gens ne puissent plus courir pour des drapeaux de complaisance car cela a des conséquences majeures et des effets néfastes pour notre sport. Ce système a été autorisé à se produire et a même été facilité par les anciens dirigeants de l’IAAF. J’espère, et je crois, que cette question sera correctement traitée et examinée ».
Etablir un lien de sol strict et imposer une période longue de latence (3 ans…5 ans ?) dès lors qu’un athlète décide de concourir sous les couleurs d’une nouvelle citoyenneté
Le dossier est donc sur la table de l’IAAF. Sera-t-il prioritaire ? Rien n’est certain lorsque l’on connaît les difficultés actuelles de cette fédération en lutte pour dissoudre les scandales de corruption de l’ère Lamine Diack et les innommables affaires de dopage tels que ceux dévoilés en Russie et au Kenya.
De toute évidence, le simple fait de posséder un passeport ne peut être la règle pour définir l’éligibilité d’un athlète à disputer cette compétition hivernale. Les propositions de Paula Radcliffe sont simples, elles ont été maintes fois évoquées : établir un lien de sol strict et imposer une période longue de latence (3 ans…5 ans ?) dès lors qu’un athlète décide de concourir sous les couleurs d’une nouvelle citoyenneté.
Dans un tel contexte, certes les athlètes transfuges portent une part de responsabilité dans ce système en acceptant ce statut de travailleur immigré temporaire, mercenaires au service d’un Etat mais c’est bien la Turquie, avec la bénédiction lâche et aveugle de la Fédération Internationale et de la Fédération Européenne, qui doit être jugée seule responsable de cette forme d’exploitation, de corruption et de hold up.
Situation paradoxalement alors que la Turquie, jusqu’à peu aux portes de la démocratie, s’éloigne de plus en plus de l’Europe. En effet, la politique de terreur menée par son président, l’apprenti dictateur, Recep Tayyip Erdogan conduit ce pays vers le chaos et la tyrannie. Le sport, des breloques de pacotille, des drapeaux dans le ciel du cross européen peuvent-ils seuls effacer ces crimes contre l’humanité ? Tout porte à croire le contraire.
> Texte et photos Gilles Bertrand