Le niveau du 5000 mètres français n’a jamais été aussi médiocre. Le bilan 2015 est aujourd’hui dominé par l’espoir François Barrer avec 13’47’’69 à des années lumière du record de France établi en 2000 par Ismaël Sghyr avec 12’58’’83. Nous avons retrouvé la trace de ce coureur discret qui en 2000 a fait le choix de courir pour la France. Témoignage.
« La vérité, moi je vous parle honnêtement »…Ismael Sghyr débute toutes ses phrases ainsi. Avec le même débit, de mots, de phrases, à la mitraillette, la langue sur la gâchette. Comme autrefois, où le visage en sueur, les traits creusés, il exprimait à sa façon, sa course, des lignes de gloire, en continu, en pointillé, toujours en accéléré.
Ismaël Sghyr tout fraîchement naturalisé fut donc le premier Français à descendre sous les 13 minutes. Le 28 juillet 2000 à Oslo avec un temps de 12’58’’83. « Ma vérité, il y a deux courses qui m’ont touché. A Zurich, la première fois que j’ai réussi moins de 13 minutes sur 5000 et le record de France à Oslo. Vous imaginez, je cours, je cours, je cours 4 ans pour gagner seulement 16 centièmes. Un record, ça n’arrive pas comme cela. Il faut chercher le lieu, il faut chercher la forme et surtout, il faut la tête ». A son retour de Norvège, on l’invite sur le plateau de Canal +, il précise : « j’étais avec Christine Arron. On a beaucoup parlé ».
Quinze ans que le record d’Ismaël Sghyr est donc accroché en haut des barreaux. Il rassure : « Vous savez, je ne me lève pas le matin en me disant « Ah, mon record a été battu ». De toute façon, Ismaël ne regarde pas la TV, il a coupé l’image et le son « car ça me fait mal au cœur, ça me réveille des émotions ».
Ismaël Sghyr, c’est le destin d’un gamin né au bled, Ouled Te-Ma, d’une famille pauvre, très pauvre. Il a la taille d’un jujubier, mais il a un don, celui de courir vite, très vite, plus vite que Aouita au même âge. Le dimanche, Ismaël traîne au stade avec les copains. Ahmed, un prof, ancien footeux, le repère et le conseille : « Tente ta chance en France » et le met en relation avec le Stade Bordelais. Fraîchement débarqué de son Maroc natal, il retrouve Roger Grange, l’emblématique entraîneur du club qui le teste. Ismaël se souvient : « Ce devait être un 800. Je suis arrivé fatigué » mais l’œil du coach a vu juste, le gamin a de la vitesse mais il doit travailler son endurance. Il justifie encore ce choix de vie : « En France, je voyais l’eau chaude, les pointes, l’entraînement, le tartan ».
Le DTN m’avait donné le maillot. Je suis allé au bout pour ramener le maillot
Ainsi de 1988 à 2000, Ismaël Sghyr, un pied en Aquitaine, le cœur au Maroc, deux entraîneurs, Abdelkaker Kada à Rabat, Roger Grange à Bordeaux, devient un redoutable coureur de 3000 en salle, de 5000 l’été venu.
Un destin d’immigré aussi. On l’inscrit à Bordeaux III en langues étrangères mais Ismaël n’est pas un étudiant comme les autres. Reclus sous un appentis du stade, il vit dans des conditions qui émeuvent Bernard Faure, le consultant de France 2. En direct, il dénonce le sort réservé à un athlète qui chaque année depuis 1995 se qualifie soit pour le Mondial, soit pour les J.O. « Ma vérité, moi je vous parle honnêtement, cette histoire, ça a fait du bruit. Moi, j’allais dans les agences de logement, je montrais mes médailles, mes résultats. On me répondait « nous on veut un bulletin de salaire ».
Dès 1993, on lui parle naturalisation. Sous le gouvernement Simone Veil, sa première demande est refusée. Ce n’est qu’en 2000 que celle-ci aboutit et les championnats s’enchaînent, le maillot de l’équipe de France sur ses frêles épaules : 5ème sur 5000 en 2001 au Canada, vice champion d’Europe en 2002 à Munich, 9ème sur 10 000 à Paris en 2003, 8ème et finaliste aux J.O. d’Athènes en 2004 sur 10 000 et enfin cette maudite 55ème place sur marathon à Helsinki en 2005 qui lui fait dire : «Moi, ma philosophie, ça toujours été le maillot . Le DTN m’avait donné le maillot. Je suis allé au bout pour ramener le maillot. Mais Roger Grange avait raison. Depuis 2000, il me disait de monter sur marathon. Vous savez, le compte tour, il ne pouvait pas aller plus haut. J’étais usé ».
« La vérité, moi je vous parle honnêtement », le recordman de France du 5000 mène aujourd’hui une vie tranquille. Discrète, anonyme. Un petit boulot d’animateur à Bruges en Gironde, un petit chez soi à Gujan Mestras, le frère Kamel à ses côtés, les parents aussi, ils ont rejoint le fiston après avoir quitté le village pour une retraite plus aisée, plus apaisée. Il dit : «Ma vérité, aujourd’hui, j’ai des priorités, c’est le mariage. Si j’avais continué à courir, je ne pouvais pas me marier car la course à pied, c’est une famille ».
> Texte et photos Gilles Bertrand