A relire les textes anciens relatant les exploits des crossmen des années 20, le cross country apparait déjà comme une discipline en souffrance. Comme dans ce long reportage consacré au cross de l’Intran et publié dans Match. Nous sommes en hiver 1927, l’homme à battre porte le nom de Roger Pelé et le légendaire Gaston Ragueneau écrit dans son billet d’humeur : « il ne faut pas laisser le cross mourir ».
Le 11 janvier 1927, l’Intran publie le numéro 10 de Match, un périodique consacré au sport. Un grand format souple, 16 pages imprimées d’une encre sépia, maquette claire et bien formatée, son prix de vente, 1 franc.
La Une est consacrée au cross de l’Intran. Le photographe s’est placé au bon endroit du parcours tracé dans le Bois de Boulogne pour griffer le passage des deux premiers au pied d’un enrochement, la légende précise le lieu, « Au pont rustique, Pelé mène, Marchal dans sa foulée ».
En pages 8 et 9, sur une double centrale, le compte rendu de l’épreuve est riche d’informations. Pas moins de 8 textes en colonnes, ils encadrent le « papier de tête » écrit par un certain Pierre Lewden. D’ailleurs toute la rédaction est au garde à vous derrière Louis Bailby, le propriétaire du journal et créateur du cross, homme respectable portant beau le part dessus de bonne facture, le feutre élégant et les souliers vernis. En cette matinée ensoleillée, presque printanière pour la saison, la pelouse de la Muette est noire de monde. Autour de l’organisateur, se sont pressés quelques notables, le politicien Jean de Castellane, le député Henry Paté, le général Echart, une lignée de gradés de St Cyr. Les élections sénatoriales préoccupent ce petit monde chapeauté. Les policiers sont en cape, ils veillent à la sécurité des coureurs. Dans le public, les hommes, surtout des hommes sont endimanchés, bien alignés, sans barrière de protection. Le speaker chauffe l’assemblée, il répond au nom de Berretrot, c’est jour de fête pour le cross.
Pourtant, dans son article central, Pierre Lewden s’interroge : « « Nous étions amenés à croire que ce sport dégénérait, peu soucieux de s’extérioriser…le cross country languissait ». Le cross déjà dans les tourments et les tracas d’un avenir incertain ? Un siècle d’atermoiements et d’interrogations pour une discipline en mal de reconnaissance, le cross et ses maux de têtes sont décidément un plat qui se mange froid.
1090 jeunes au départ, l’Intran, c’est un cross de propagande et de prospection. Gaston Ragueneau a été sollicité pour écrire un billet dont le but est d’encourager ces jeunes. En 1900, il fut médaillé d’argent sur 5000 mètres par équipe aux J.O. de Paris et de 1901 à 1906, il fut sacré six fois champion de France de cross. C’est l’expert qui s’exprime ainsi : « L’Intran sert, et combien puissamment, la cause du cross qu’il ne faut pas laisser mourir. Il représente kilomètre par kilomètre, la plus belle leçon de courage physique et de vertu morale qui se puisse rêver ». Là encore, un siècle plus tard, cette phrase à quelques mots près, nous pouvions l’entendre répéter maintes fois lors des récents championnats d’Europe de cross aux quatre coins de l’hippodrome de Hyères. Le cross enfiévré depuis un siècle, le mal est-il si profond ?
Le cross de l’Intran, c’est le cross grand papa. Ce côté rétro qui donne du grain à moudre aux nostalgiques et qui fait dire encore « c’était mieux avant ». Dans la foulée de Marchal, un cycliste se déhanche pour suivre la foulée élégante du coureur. Ils ne sont pas interdits sur le parcours. Lorsque le jeune Trapon franchit la ligne d’arrivée en vainqueur chez les juniors, son père se précipite sur lui pour lui glisser une épaisse peau de bique sur les épaules afin qu’il ne prenne pas froid. Les photographes présents sont perchés sur des échelles ou bien sont grimpés dans les arbres. Certains coureurs s’égarent, des juges arbitres s’empoignent. Les derniers, on en rigole, on dit d’eux : « ils arrivent plus ou moins « pompés ». Le vainqueur, Roger Pelé, on le qualifie de grand lévrier, ses poursuivants, ils sont surnommés « les gentlemen du cross ». C’est assorti de cette phrase « Quels beaux coureurs loyaux et corrects ».
Mais c’est à Gaston Ragueneau de trouver le fin mot de cette histoire de cross. L’ancien médaillé olympique et recordman de France de l’heure avec 18 067 m en 1905 de s’émouvoir du passé : « Où est le temps où on se tirait la bourre férocement ! Où il n’y avait ni masseurs, ni conseillers, ni public ! Où on se déshabillait en plein bois, n’importe où, sans vestiaires ! ». Le cross dans une éternelle et languissante nostalgie ?
> Texte Gilles Bertrand