Aller au contenu

Affaire Calvin : Fake perfs pressenties mais ignorées jusqu’au scandale

Fabien Gargam, chercheur associé à l’Université Paris Saclay et professeur à Renmin University en Chine, a conceptualisé le terme de FAKE PERFS, pour désigner les performances obtenues artificiellement par les sportifs. Sur ce thème, l’affaire Clémence Calvin l’a particulièrement inspiré pour rédiger il y a déjà plusieurs mois cet article cosigné par Odile Baudrier. La publication peut enfin en être effectuée après l’annonce de la suspension définitive de Clémence Calvin, pour une durée de quatre ans.

Depuis le 03 avril 2019, le monde de l’athlétisme et du sport en France est entré en ébullition. Ce jour-là, le journaliste Thierry Vildary révèle sur Twitter[1] qu’une athlète française aurait refusé de se soumettre à un contrôle antidopage au Maroc. Le lendemain, on apprend finalement que l’athlète incriminée se nomme Clémence Calvin, la locomotive féminine de la Fédération Française d’Athlétisme (FFA)[2]. Cette révélation lance l’affaire Calvin pour le grand public alors qu’elle a débuté bien avant pour les personnes initiées. Face à ce paradoxe de nature asynchrone, il convient de se poser deux questions fondamentales, la première avant l’avènement du scandale et la seconde après son avènement. Pourquoi les doutes sérieux formulés à l’égard de cette sportive sont-ils restés lettre morte ? Pourquoi les personnes initiées tombent-elles des nues aujourd’hui ? Cet article coécrit par une journaliste d’investigation et un enseignant-chercheur permet d’y voir plus clair et suggère des pistes pour éviter que ce genre de scandale ne se réitère une énième fois et ne porte encore préjudice aux athlètes clean qui respectent les règles du jeu. Dans le contexte actuel, l’affaire Ophélie Claude-Boxberger[3] ne fait que renforcer cette impérieuse nécessité.

Les réactions communiquées depuis les révélations

Quand l’affaire Calvin fut révélée dans les médias, plusieurs personnalités du monde sportif se sont exprimées, avec de fortes variations dans leurs déclarations. Sept voix ont particulièrement concouru à cette nette opposition entre les réactions émotives et les réactions factuelles.

Le 07 avril 2019[4], le journaliste sportif Patrick Montel se positionna aveuglément en faveur de la coureuse incriminée en légitimant et en généralisant la tricherie. Son intervention créa une polémique d’autant plus qu’il afficha sa grande affection envers elle.

Le 08 avril 2019[5], le décathlonien Kevin Mayer riposta avec force contre les propos tenus par Patrick Montel. En affirmant que « le dopage est un raccourci pour les flemmards qui n’ont aucune conscience », il s’opposa de facto aux tricheurs.

Le 09 avril 2019[6], le président du club de Clémence Calvin, Francis Kehailia, douta des allégations portées à l’encontre de sa licenciée et renouvela son entière confiance à la coureuse sur laquelle il misa énormément.

Le 10 avril 2019[7], le président de la FFA, André Giraud, fut dans l’expectative en raison du manque d’informations à sa disposition. Il afficha une posture neutre tout en initiant des mesures pour éviter qu’une autre affaire n’ait lieu.

Le 17 avril 2019[8], le directeur de la performance de la FFA, Mehdi Baala, adopta une position tranchée en soutenant que l’affaire Calvin était imprévisible.

Le 19 avril 2019[9], la ministre des Sports, Roxana Maracineanu, ne laissa aucune place au doute quant au refus catégorique de l’athlète incriminée de subir ce contrôle antidopage inopiné.

Le 29 avril 2019[10], l’éminent spécialiste de course à pied, Jean-Claude Vollmer, fut circonspect par rapport au niveau réel de Clémence Calvin. 2014 marqua pour lui un point de bascule car il constata une explosion de ses performances à compter de cette année.

Les analyses publiées avant les révélations

Pris isolément, chacun des six points relatés dans le magazine spécialisé en ligne SPE15 avant le scandale peut laisser indifférent. Toutefois, en les reliant on obtient une figure qui sème le doute et qui a même de quoi donner le vertige.

Le 15 juin 2018[11], Clémence Calvin fut sélectionnée pour représenter la France sur marathon aux championnats d’Europe de Berlin. La décision de la FFA étonna puisque cette athlète n’avait jamais couru la distance de 42,195km au préalable. En outre, elle n’avait plus l’obligation depuis sa grossesse de se localiser géographiquement chaque jour pour être soumise à un contrôle antidopage inopiné.

Le 18 juin 2018[12], Clémence Calvin fut sollicitée avec onze autres athlètes de haut niveau français pour répondre à des questions relatives aux contrôles antidopage. Elle fit partie des sept sportifs qui déclinèrent cette invitation à la transparence.

Le 26 septembre 2018[13], on découvrit que les noms de Clémence Calvin et de son compagnon Samir Dahmani apparaissent dans le groupe d’entraînement du docteur Federico Rosa. Ce personnage possède une réputation sulfureuse étant donné que certains de ses protégés furent convaincus de pratiques dopantes.

Le 19 novembre 2018[14], on apprit que Clémence Calvin réintégra le groupe cible de l’agence française de lutte contre le dopage (AFLD), synonyme d’obligation de localisation géographique au quotidien, en date du 5 juillet 2018, après une mise entre parenthèses pour cause de maternité.

Le 15 mars 2019[15], Clémence Calvin décida de ne pas faire homologuer son record de France sur 5km réalisé lors du semi-marathon de Paris parce qu’elle préféra tout compte fait, sur le conseil de son compagnon, ne pas effectuer le contrôle antidopage requis pour son homologation.

Le 04 avril 2019[16], on remarqua que certaines personnes surveillèrent de près l’évolution des performances de Clémence Calvin pour deux motifs. Primo, elle ne fut pas astreinte à l’obligation de géolocalisation pour subir un contrôle antidopage entre novembre 2016 et septembre 2018. Secundo, elle explosa littéralement tous ses records depuis sa grossesse.

Mise en tension entre les réactions ex post et les analyses ex ante

En confrontant les réactions majeures depuis le scandale avec les analyses formulées en amont, deux cas de figure apparaissent : soit une concordance soit une discordance. Concernant le défaut d’accord, les fortes variations de diverses natures dans le cadre de cette affaire posent un problème d’envergure puisque tous les organismes obéissent à l’homéostasie. Confrontés à cela, les béotiens peuvent se permettre de faire l’autruche mais les initiés ne peuvent plaider ni l’étonnement ni l’ignorance. Comment expliquer ce grand écart discordant ? Est-ce une affaire d’incompétence, de laxisme, de complicité implicite ou de complicité explicite de la part des initiés impliqués ? Quelle que soit la raison retenue, il faudrait identifier la chaîne des responsabilités à tous les étages car Clémence Calvin n’a pas pu opérer seule pour échafauder l’entreprise du raccourci. Pour l’anecdote, plusieurs personnes étaient proches de la championne avant le scandale et arboraient un leitmotiv signifiant ‘nous avons gagné’ tandis qu’après coup, lesdites personnes prenaient leurs distances avec l’athlète incriminée et leur leitmotiv se transformait en ‘tu as perdu’.

Pistes de réflexion et d’action pour un avenir moins sombre

Les affaires de dopage se focalisent sur les sportifs suspectés de dopage ou effectivement dopés et l’affaire Calvin ne déroge pas à la règle. Pourtant, en réfléchissant bien, on arrive vite à une impasse. En délivrant des fake perfs[17], les sportifs tricheurs incarnent le dernier maillon d’une chaîne plus ou moins longue d’individus ayant contribué auxdites fake perfs. Par conséquent, pourquoi les affaires de dopage dans leur grande majorité se restreignent-elles aux seuls sportifs ? La théorie des parties prenantes serait une grille de lecture particulièrement adaptée pour identifier et élargir les responsabilités à tous les individus et à toutes les institutions ayant aidé à la fabrique des fake perfs. Bien que la justice sportive ait définitivement tranché dans l’affaire Calvin, le problème demeure entier. Quid des podiums, des records, des contrats, des primes, des avantages et de la réputation gagnés artificiellement et, en parallèle, du tort incommensurable causé aux athlètes clean ?

La responsabilité d’un collectif et pas uniquement celle d’un sportif isolé

Les pratiques dopantes et les fake perfs sont tout sauf une affaire de cœur. Il s’agit au contraire d’un sang-froid mobilisé à son paroxysme. Pour passer sous les radars de la lutte antidopage, les sportifs tricheurs jouent généralement la carte du collectif. Les plus ingénieux d’entre eux brouillent les cartes, naviguent dans l’ambiguïté et opèrent ainsi dans leur territoire de prédilection, les zones grises. Quand ces gros poissons se font attraper malgré tout dans les filets de la lutte antidopage, ils ne se laissent pas faire et cherchent à s’en extraire par tous les moyens possibles et imaginables. Si les mailles des filets ne sont pas suffisamment robustes, ils exploitent la moindre fragilité pour s’en sortir sans aucun scrupule et reviennent aux affaires comme si de rien n’était. Dans le cas opposé, ils affrontent seuls les responsabilités alors qu’ils ont œuvré en collectif d’où l’épineuse problématique à laquelle toute affaire de dopage devrait s’évertuer à répondre : qui a tiré parti de l’entreprise du raccourci ? Tricher à plusieurs facilite grandement l’atteinte de l’objectif visé mais payer les pots cassés à plusieurs est une autre paire de manches.

Cet article est cosigné par Odile Baudrier (journaliste d’investigation et fondatrice de SPE15) et Fabien Gargam (assistant professor à Renmin University of China et chercheur associé à l’université Paris-Saclay).

[1] https://twitter.com/thierryvildary/status/1113543699437424640

[2] https://www.lemonde.fr/sport/article/2019/04/04/dopage-la-meilleure-marathonienne-francaise-evite-les-controleurs-au-maroc_5445824_3242.html

[3] https://www.lejdd.fr/Sport/Athletisme/enquete-ophelie-claude-boxberger-les-secrets-de-la-plus-rocambolesque-affaire-de-dopage-du-sport-francais-3988556

[4] https://www.lalsace.fr/actualite/2019/04/08/remarques-sur-le-dopage-patrick-montel-convoque-par-sa-direction

[5] https://www.huffingtonpost.fr/entry/kevin-mayer-hors-de-lui-apres-les-propos-de-patrick-montel-sur-le-dopage_fr_5caabd22e4b0dca033035c05

[6] https://www.maritima.info/depeches/societe/martigues/59076/clemence-calvin-le-president-du-msa-toujours-sans-nouvelles.html

[7] http://www.lamarseillaise.fr/sports/autres-sports/75867-andre-giraud-embarrasse-par-l-affaire-calvin

[8] https://www.lequipe.fr/Athletisme/Article/Mehdi-baala-on-ne-peut-pas-tout-fliquer/1009942

[9] https://rmcsport.bfmtv.com/athletisme/affaire-calvin-maracineanu-regrette-qu-elle-ait-refuse-le-controle-1676324.html

[10] https://www.france24.com/fr/20190429-clemence-calvin-talent-liberte-sujets-a-caution

[11] https://spe15.fr/analyse-clemence-calvin-etonnante-selection-sur-marathon-pour-leurope-de-berlin/

[12] https://spe15.fr/quels-controles-anti-dopage-pour-les-athletes-francais/

[13] https://spe15.fr/un-kenyan-inconnu-court-en-2h05-peut-on-y-croire/

[14] https://spe15.fr/anti-dopage-liaaf-diminue-le-nombre-dathletes-francais-suivis-dans-son-groupe-cible/

[15] https://spe15.fr/le-record-de-france-du-5-km-de-clemence-calvin-ne-sera-pas-homologue/

[16] https://spe15.fr/clemence-calvin-sest-soustraite-a-un-controle-anti-dopage-inopine-au-maroc/

[17] https://theconversation.com/dopage-pourquoi-plutot-raisonner-a-partir-du-concept-de-fake-perfs-111387

[18] https://sport.francetvinfo.fr/antidopage-clemence-calvin-definitivement-deboutee-par-le-conseil-detat