Au printemps 1992, se tient à l’INSEP une étonnante réunion. Celle des meilleurs sportifs français, qui se sont mobilisés pour l’introduction des contrôles sanguins. Stéphane Diagana compte parmi ces athlètes engagés contre le dopage. Je suis alors présente à cette réunion pour le magazine VO2. Voilà le sujet publié à l’époque dans le numéro 37 de VO2 Athlétisme.
DOPAGE : un océan d’hypocrisie
L’affaire Krabbe, le jugement de Reynolds, la sortie en France du livre de Charlie Francis, entraîneur de Ben Johnson, ont relancé le débat sur la lutte anti-dopage. En France, plus de 100 athlètes ont signé une charte pour l’introduction de contrôles sanguins.
Dans le genre cynique, il serait difficile de faire mieux, surtout s’agissant d’un tel sujet. Dans « Le piège de la vitesse » traduction française du livre qu’il avait publié en anglais en 1990, l’entraîneur de Ben Johnson, Charlie Francis, met les pieds dans le plat : « Les athlètes ne sont pas meilleurs ou pires que les sociétés dont ils sont issus. Leurs pays courent après la gloire et leurs sponsors ne rêvent que de succès. On attend des athlètes qu’ils gagnent sans se doper, ce qui est considéré depuis vingt ans comme en plus en plus incompatible. Car les pressions qui s’exercent aujourd’hui sur le sport international sont carrément écrasantes. En 1964, une médaille d’or olympique ne valait que par sa valeur émotionnelle. Aujourd’hui, cette médaille peut valoir des millions de dollars. Autant dire que la course au podium se fait à grand renfort de pilules et de seringues. »
Avec des déclarations de ce genre, l’effet recherché est atteint à tous les coups. Même si Charlie Francis fonde son argumentation sur des propos ou des observations qui n’ont pas un caractère objectif. Il a forcément exagéré, et lorsqu’il dit que six des huit finalistes du 100 mètres à Séoul étaient dopés, il en dit trop pour ne pas jeter la suspicion sur tout le monde mais suffisamment pour créer un malaise. Et c’est bien contre cette banalisation de la tricherie que les athlètes français ont voulu s’élever.
Avec chacun leur sensibilité, leur histoire et leur vision du monde. Et comme un écho déformé aux propos de Charlie Francis, le diagnostic de Stéphane Diagana frappe par sa justesse : « Le sport est une micro société. C’est le reflet du reste de la société. Dans les systèmes où la réussite sportive prend d’importance, permet d’acquérir trop de choses, on peut arriver à des dérapages ou à des excès. En Allemagne de l’Est, par exemple, les médailles permettaient d’obtenir beaucoup d’avantages. Aux Etats-Unis, c’est l’argent qui est en jeu. »
Le recordman de France du 400 mètres haies poursuit son analyse très sociale de ce dangereux phénomène : « Les gens qui se dopent ne sont pas excusables. Mais quand ils sortent de milieux défavorisés, on ne peut pas vraiment les condamner. Ils sont dans la rue, et si, un jour, ils tombent sur quelqu’un de malveillant qui leur propose de gagner de l’argent sans aller cambrioler une banque, ce sont des proies faciles. Elle leur dira peut-être « Dans des années, tu risques des problèmes de santé. Mais tu ne feras de mal à personne. » Alors le jour où celui qui est dans la pauvreté rencontre une personne comme ça, il est inévitable qu’il se mette à se doper. » Les récents évènements raciaux survenus aux Etats-Unis renforcent sa démonstration : « Les jeunes noirs américains vivent dans des conditions dramatiques. Ils sont à la rue, habitués à la drogue. Alors comment leur parler d’éthique ? Quel sens ce mot peut-il avoir pour eux ? »
Stéphane Diagana : on est prêt à oublier que c’est du sport
Sans poser les athlètes « positifs » en victimes, force est de reconnaître la justesse des propos de Charlie Francis quand il souligne : «Les pays courent après la gloire et leurs sponsors ne rêvent que de succès. » De cet enjeu financier et politique, tous les athlètes sont conscients. Conscients aussi des conséquences de ces « donnes » extra-sportives. Stéphane Diagana ne dit pas autre chose : « Les enjeux financiers sont tellement importants qu’on est prêt à oublier que c’est du sport. Qu’il y a une éthique dans le sport. Ca devient un commerce et les seuls soucis sont le rendement, la rentabilité, le gain. Pour le foot ou le tennis, il n’y a jamais de contrôle positif. C’est un peu étonnant. Mais comme ça rapporte beaucoup d’argent à tout le monde, à la télé, comme tout le monde y trouve son compte, sauf le sport, et bien tout le monde se fait. »
Jean-Charles Trouabal trouvait la juste formule pour donner le sentiment de ce malaise dans lequel baigne actuellement tout l’athlétisme : « Avec le dopage, il y avait un athlétisme à deux vitesses. Maintenant, dans le dopage, il y a aussi deux vitesses. D’un côté, les « pauvres » qui, faute de conseils, vont se faire prendre au premier contrôle et n’auront pas les moyens de se défendre. De l’autre, celui des riches qui ont à leur disposition pharmaciens, médecins, pour mieux savoir comment brouiller les détections, mais également conseillers juridiques pour être mieux défendus en cas de pépin ».
Les affaires Krabbe et Reynolds, très différentes sur le fond, illustrent bien ce dérapage du débat : dans le flot de prose qui leur a été consacrée, on a aisément oublié le fond du problème pour déplacer le débat sur le terrain juridique. Il n’est plus tellement question de savoir si les athlètes étaient dopés, mais plutôt qui sortira vainqueur du bras de fer juridique concernant leur suspension.
Alors faut-il baisser les bras devant cette gangrène qui contamine les sportifs avec le consentement tacite de leur fédération, leur pays ou de leur entourage ? Les athlètes français répondent NON. Ils veulent marquer leur ras le bol de l’hypocrisie dont, d’une certaine façon, les athlètes « propres » font les frais. On a entendu le cri du cœur de Maryse Maury Ewanje-Epée : « Il faut dénoncer haut et fort la grande triche, tout le monde sait. Maintenant, il faut le dire. » Car comme le souligne avec vigueur Stéphane Caristan : « Le risque, c’est que le public se désintéresse complètement du sport, du mien et de celui des autres. »
Maryse Ewanje-Epée, la presse devrait être vigilante
Bien évidemment, pas question pour autant de passer à la délation… Les suspicions ne valent pas preuves. Et on ne peut pas se contenter pour accuser de constater que telle athlète a la voix grave et du poil au menton. Même si comme le suggère la passionnée Maryse Maury Ewanje-Epée : « La presse devrait être vigilante et ne pas encenser des gens sur lesquels pèsent des doutes. On a émis des réserves sur Florence Griffith Joyner même si elle n’a jamais été prise positive. Mais au moins, qu’on ne la présente pas comme la « belle » Griffith alors que de près, on voit qu’elle a une très épaisse couche de maquillage pour cacher ses boutons et ses poils au menton… »
Et l’élite française rassemblée dans cet amphi approuvent largement les propos de Joël Bouzou, champion du monde de pentathlon moderne : « Les athlètes de haut niveau doivent pouvoir faire la preuve en permanence qu’ils sont propres. » Il ne s’agit pourtant pas d’une évidence. Et des anecdotes des athlètes sur les « fameux » contrôles, on retire un sentiment étrange d’illusion et de tromperie.
Monique Ewanje-Epée Tourret attaque la première : « Trop souvent, les prélèvements se font mal. Il y a six ou sept athlètes dans la salle. On nous laisse aller aux toilettes seules. Il faut des contrôles plus fiables. » Elle ajoute : « Une fois, le gobelet qui m’était présenté n’était pas facile pour une fille. J’ai demandé autre chose. On m’a amenée un gobelet de coca en carton qu’on venait de rincer, qui était encore plein de gouttes d’eau… »
Et Stéphane Caristan n’hésite pas à déclarer : « Je n’ai jamais subi un seul contrôle correctement fait. » Avant que le Docteur Jousselin ne rappelle les règles fixées : « Les normes imposent que l’athlète se présente nu de la poitrine aux genoux et urine devant le médecin. Seul moyen de vérifier que l’urine recueillie est bien celle de l’athlète. »
Des propos qui renvoient étrangement à l’affaire Katrin Krabbe et au livre de Charlie Francis lorsqu’il écrit : « … l’athlète d’un pays d’Europe de l’Ouest m’a répondu qu’elle avait régulièrement échappé aux tests de dépistage inopinés en s’infusant dans le corps de l’urine « propre » grâce à un jouet allemand servant à faire des bulles. » Sans parler du tube déposé au milieu du bouquet de fleurs offert à une athlète est-allemande à la sortie du podium…
Les athlètes réclament des contrôles sanguins
Désabusés, les athlètes n’hésitent même pas à affirmer : « L’athlète sain craint une erreur. » Avant de retrouver un ultime espoir dans les prélèvements sanguins.
Même si comme le précise le docteur Vrillac, de la commission médicale du Comité Olympique Français : « L’avantage des tests sanguins est minime, voire nul. Les résultats de l’analyse d’urine sont meilleurs que ceux du sang, et elle est plus facile à réaliser, moins traumatisante. » La sprinteuse Florence Colle, étudiante en médecine, ne souscrit pas à ces arguments : « Même si les résultats sont identiques, on est sûr à 100% du prélèvement sanguin. Cela évite les fraudes, les cathethers…. » Pour Stéphane Caristan : « Le contrôle sanguin doit être complémentaire du contrôle par l’urine. »
Par cette méthode, on parviendrait sans doute à lever les doutes entourant actuellement les prélèvements. Avec l’espoir de mieux « cerner » les sportifs atteints. Malgré tout, il demeurera toujours d’autres incertitudes. Ainsi, pour ce qui concerne les seuils quantitatifs de produits absorbés, on retrouve un chœur bien uni des médecins pour s’estimer « incompétents pour définir des normes ». Ainsi pour les « fameux » rééquilibrages biologiques que d’aucuns assimilent à du dopage et d’autres à une simple « nécessité » pour le sportif de haut niveau.
Sans oublier les « fameux » six mois, ceux qui séparent la mise au point de nouveaux produits dopants et leur possible détection par les laboratoires de contrôle.
Et quand, au bord de l’écoeurement, on ferme le livre de Charlie Francis, on veut surtout garder à l’esprit les propos de Jean Charles Trouabal réclamant la création de « brigades internationales de contrôleurs indépendants de toute fédération ».
Ou encore la conviction de Maryse Maury : « Quand on me dit qu’il y a peu de moyens de détecter certains produits, il y a quelque chose en moi qui se révolte. Je ne vais pas baisser les bras, et me dire que certains produits dopants ne seront jamais décelés. Quelque chose me dit que si certains médecins, biologistes, entraîneurs dépendant énormément d’argent pour la recherche sur des produits dopants de plus en plus sophistiqués, on doit pouvoir faire la même chose dans l’autre sens. Il ne faut pas hésiter à faire le parallèle avec la drogue. Ca enrichit beaucoup trop de gens. Mais si on voulait vraiment l’endiguer complètement ce serait déjà fait. »
> Texte : Odile Baudrier – VO2 Athlétisme N°37 – daté juin 1992