Ce mondial de cross de Kampala accueillait la première édition du relais mixte bâti par l’IAAF pour revitaliser la discipline. La présence d’Asbel Kiprop et de Genzebe Dibaba a donné une aura particulière à cette nouvelle épreuve, qui a aussi enthousiasmé le public. Les spécialistes s’avèrent plus réservés sur cette création, et inquiets de l’avenir des disciplines du demi-fond.
Texte : Odile Baudrier – Photos : Gilles Bertrand
2017, l’année de l’innovation. C’est ainsi que Sebastien Coe désigne cette nouvelle année d’athlétisme, qu’il veut placer sous le signe de la nouveauté. Les « Nitro Athletics » ont ouvert le bal en début d’année en Australie, avec un concept novateur, mêlant distances, hommes et femmes. « Kampala 2017 » poursuit avec le premier relais mixte, sous la forme de 4 fois 2 km à effectuer tantôt par un homme, tantôt par une femme.
Le patron de l’IAAF a trouvé auprès d’Asbel Kiprop, champion olympique du 1500 en 2008, triple champion du monde, un excellent VRP pour cette initiative. Le Kenyan n’a plus disputé un Mondial de cross depuis Mombasa en 2007. Il y avait remporté le titre mondial junior, mais il y avait vécu une expérience douloureuse, qu’il rappelle inlassablement : « Je m’étais quasiment évanoui à l’arrivée à cause de la chaleur. » Depuis, il a soigneusement évité les terrains de cross pour se limiter à la piste.
Cette première édition du relais mixte a brouillé les cartes. Asbel Kiprop ne s’est pas contenté de jouer les faire valoir, il s’est engagé avec vigueur dans cette épreuve. Pour preuve sa grande nervosité à assister à la course de ses coéquipiers. Il a survolé avec classe le premier relais, bouclé en 5’19’’, et à son arrivée, il accepte de répondre à mes questions, expliquant : « Ma course a été bonne. Mais j’ai souffert de l’altitude, dans les derniers 500 mètres, cela a été vraiment difficile. C’est très différent de la piste. Vous n’avez pas les mêmes repères. Il y a des bosses, il y avait le fossé. C’est une course très challenging ! »
Il s’interrompt brutalement à l’arrivée du 3ème relayeur, Bernard Koros, qui va transmettre à Beatrice Chepkoech et ne dissimule pas une certaine inquiétude pour le résultat final : « L’écart n’est pas si grand avec les Ethiopiens. Ce sera difficile de gagner, car c’est Dibaba qui court maintenant ! ». Mais Genzebe Dibaba a beau boucler son 2000 m en 5’27’’, (contre 5’19’’ à Asbel Kiprop), le Team Kenya l’emporte, avec 22’22’’ contre 22’30’’ à l’Ethiopie.
Asbel Kiprop n’a plus qu’à poursuivre son ode à ce relais mixte à tous les micros qui se tendent : « Je suis heureux que pour ma 2ème participation à un Mondial de cross, je gagne à nouveau un titre, avec l’équipe du Kenya. Le relais, c’est fun, c’est bien, c’est un travail d’équipe, on a pu se préparer ensemble. Je serai là pour le prochain mondial de relais. Je veux revenir au cross, c’est revenir aux racines. Je pense à participer dans le futur sur le 10 km. »
Sebastien Coe peut se frotter les mains face à un tel enthousiasme d’un champion aussi talentueux. Pourtant ce premier mondial en relais n’a pas convaincu tous les observateurs.
L’Italien Renato Canova, entraîneur des meilleurs athlètes du Kenya depuis plus de 20 ans, approuve l’initiative, et regrette même que les pays d’Europe n’aient pas voulu jouer le jeu : « C’est une bonne idée, mais il n’y a pas eu beaucoup de succès, seulement 12 équipes. Pourtant cela peut être une bonne idée spécialement pour les pays d’Europe pour être présents ici, et personnellement je ne suis pas d’accord avec les pays qui ne sont pas là. Car c’est une possibilité pour donner une expérience pour les jeunes, et aussi pour les femmes. »
Malgré tout, Renato Canova pointe l’incohérence de cette construction du relais, sans ordre imposé dans l’alternance homme – femme : « C’est étrange, tout est libre. Si on a un athlète fort, ce n’est pas un problème pour lui d’être seul. Mais si c’est un jeune athlète, c’est mieux pour lui de suivre les autres. Techniquement, c’est bien si les hommes courent face aux hommes et les femmes face aux femmes. »
Pourtant même s’il se veut positif, Renato Canova n’adhère pas au concept de nouveauté cher à Sebastien Coe, et souligne : « L’objectif de l’IAAF et de Coe est de créer quelque chose de nouveau pour l’athlétisme. Personnellement, je ne pense pas que ce soit possible de changer l’athlétisme et les évènements existants. Par contre, on peut ajouter quelque chose de nouveau, qui soit plus un show, et qui soit moins connecté aux résultats techniques. C’est vrai que les gens normaux ne sont pas vraiment capables de comprendre le temps, la performance. Nous avons besoin d’ouvrir à des gens qui ne sont pas à l’intérieur de l’athlétisme, de proposer quelque chose de différent. »
Mais surtout, cet expert de l’athlétisme s’insurge de la disparition en cours des épreuves de longue distance de l’athlétisme : « Déjà, il n’y a plus de 10.000 mètres. Cette année, le 5000 m est prévu 4 fois en Diamond League, et pareil pour le 3000 m steeple. Pour les femmes, c’est fou, il y un 5000 m à Shanghai en mai, un 5000 m début juin, et le suivant est prévu après le Mondial. Donc il n’y a aucune chance de compétition rapide. L’idée est que pour réduire la durée des meetings de Diamond League, il faut d’abord diminuer sur les distances les plus longues. Ce n’est pas correct. Les longues runs sont normalement très intéressants pour le public. Je comprends qu’un 10000 m, comme on le voit souvent, avec 7000 m comme une procession, n’est pas vraiment passionnant, avec seulement une bagarre sur le dernier km. Mais il faut trouver une solution. Peut-être créer des meetings seulement pour les longues distances ? Je suis contre le fait de couper les opportunités pour ces gens-là. Car beaucoup se plaignent du fait que tout le monde va sur la route, mais il n’y plus d’argent sur la piste. »
Gianni di Madonna, le cross court, plutôt que le relais
Le son de cloche n’est guère différent chez Gianni Di Madonna, au discours encore plus vigoureux face à cette volonté de nouveauté des instances internationales de l’athlétisme : « C’est peut-être un bon spectacle. Mais il n’y a pas eu d’intérêt de l’Europe. Et pourtant peut-être la seule solution pour l’Europe de courir avec les Africains. Cela peut amener de bons coureurs de 1500 m ou 3000 m. »
Mais le manager italien regrette surtout que le cross court n’ait pas été réintroduit dans le programme : « C’est mieux de faire le cross court dans la même journée. Ils peuvent faire 4 km, ou 3 km, comme ils veulent. Pour les coureurs de la piste. »
Car pour lui, un titre de champion du monde de relais ne va pas signifier grand-chose : « Le champion du monde de relais ? C’est quoi ? Pour les athlètes, c’est rien ! Cela ne va rien te donner. C’est mieux le 4 km. Comme Bekele, il a gagné plusieurs fois le cross court. »
Surtout Gianni Di Madonna s’insurge de voir que cet engagement vers le « nouveau » s’effectue au détriment des longues distances, qui disparaissent des programmes des grands meetings : « Pourquoi pénaliser le 5000 ou le steeple qui sont l’histoire de l’athlétisme ? Toutes les nations courent les longues distances. Les Kenyans et les Ethiopiens sont les meilleurs, mais tout le monde court le 10000 m, le 3000 m steeple… Le lancement de poids, cela concerne 5 ou 6 nations. »
Après près de 50 ans dans l’athlétisme, entre sa propre pratique d’athlète, de marathonien et son job de manager débuté il y a plus de 30 ans, Gianni Di Madonna analyse avec un certain fatalisme : « Pour moi, ce relais est une nouveauté car nous devons avoir des nouveautés. Comme l’athlétisme en Australie. Le Nitro, ils ont fait des stades pleins, mais c’était avec 10.000, 11.000, 7.000 spectateurs. Nous en Europe, on a des stades de 40 ou 50.000 places. Pour moi, on doit avoir des choses sérieuses, pas seulement des nouveautés. Ce n’est pas vrai que nous avons besoin de nouveautés. En Afrique aujourd’hui, le championnat du monde sera un grand championnat du monde car il y a des milliers de spectateurs, il y a un intérêt.»
Sur ce très joli parcours de Kololo, le relais a tenu toutes ses promesses, suscitant un bel enthousiasme des spectateurs massés dans les tribunes et sur les côtés du parcours. Mais ce n’était finalement qu’une tout petite mise en bouche. La victoire de l’Ougandais Jacob Kiplimo chez les juniors a quasiment provoqué une irruption volcanique chez ses compatriotes, hystériques de sa domination devant les Kenyans et Ethiopiens. L’épreuve senior a connu un retournement de situation rarement vécu dans un Mondial de cross, l’Ougandais Joshua Cheptegei menant en tête pendant plus d’un tour avant d’être avalé par le Kenyan Geoffrey Kamworor, et de finir le corps désarticulé dans une extrême souffrance.
Une véritable apothéose pour un si beau spectacle, auquel même Yoweri Museveni, le Président de la République Ougandaise, a été sensible, au point de demeurer dans les tribunes pendant plus de six heures de rang alors que sa visite officielle n’était programmée que pour une heure…
- Texte : Odile Baudrier
- Photos : Gilles Bertrand