Après 10 ans de collaboration avec Christelle Daunay, Cédric Thomas pensait prendre une année off. Sauf que un mois tout juste après les J.O. de Rio, il acceptait de prendre en charge la préparation marathon de Bouabdellah Tahri. Celui-ci souhaitait terminer sa carrière sur la distance mythique du marathon, Cédric Thomas a accepté de relever le challenge avec en toile de fond, pour ce duo inattendu, les Europe 2018.
Texte et photos Gilles Berrtrand
Parfois les entretiens finissent curieusement. On ne se dit jamais tout. Dans le creux des hésitations, il y a toujours de la place pour les silences, les non dits et les raccourcis. C’est ainsi. Nous étions au pied d’un immense escalier, au milieu de cartons envahissants, un lustre sous nos têtes, une main déjà sur le pommeau de la porte. Il y a toujours une vitre embrumée pour ne laisser transparaître ce que l’on a bien envie de dire. De Christelle Daunay, le coach avait tout dit, enfin presque, la fin d’une décade, la fin d’une histoire, le début des silences, la fin d’une amitié ? Il sursaute presque pour dire « Non, on ne s’est pas perdus, Christelle, c’est une amie avant tout. Ce fut plus une question de personne que d’athlète. Il y a eu la personne en premier puis ensuite il y a eu l’athlète qui s’est construite. L’amie reste toujours ».
Ce n’est jamais facile de parler d’une fin, la fin d’un voyage, la fin d’une union, la fin d’une expédience. La fin de la collaboration entre Christelle Daunay et Cédric Thomas, c’est un peu tout cela. Un voyage de dix ans dans la sphère marathon, une union entre un entraîneur d’une rigueur ajustée et une athlète d’une extrême rigueur assumée, une expérience de vie, à n’en pas douter, d’homme et de coach.
Il n’y a pas vraiment d’amertume dans les propos disséqués de l’entraîneur. Il pourrait y en avoir. Rio fut un échec, c’est assez facile d’en comprendre les raisons, c’est toujours délicat de se justifier et d’assumer. Il y a presque une forme de courtoisie mesurée dans les propos de l’entraîneur lorsqu’il évoque « On s’est trouvés tous les deux pour se développer, pour s’épanouir comme athlète et entraîneur. On a bien travaillé ». Jusqu’à ce que la routine s’installe, une forme de lassitude, d’usure, 13 préparations, 13 marathons, que les blessures entament le moral, que les stages ne soient plus productifs, que la communication s’étiole « les résultats étant moins bons, on était moins dans l’enthousiasme. Quand c’est plus difficile, on s’éloigne toujours un peu plus ». Cédric Thomas se met dans la foulée de la marathonienne. Pour analyser, il alterne le « on » et le « tu » comme si Christelle était à nos côtés «on a couru derrière la performance en 2016, on a jamais été à la hauteur de ce que l’on attendait chacun, Christelle au niveau des performances et moi au niveau de l’entraînement. On n’était pas satisfait chacun de notre côté des résultats pour y arriver même si quelques courses ont caché cette méforme. Jusqu’à cette blessure qui arrive 8 – 10 jours avant les Jeux, on se disait, voilà l’entraînement, il est ce qu’il est. On ne peut rien révolutionner. Pour assurer, il faut prendre quelque chose que l’on connaît. Tu as ton expérience, ton acquis. Sur marathon, tu ne te loupes pas, même si tu ne vaux pas 2h 22’, tu peux assurer 2h 25’ – 2h 26’ et là on joue le top 10-top 12 aux J.O. ».
A Rio, Christelle Daunay est restée bien elle-même. Elle n’a pas fait une « Diniz » à jouer en mondiovision, avec son corps et sa santé. Elle n’a pas joué les crucifiées, elle est rentrée en vrille, dans sa coquille. 30 kilomètres et je m’abandonne. Fin d’une histoire ajournée.
Cédric Thomas aime les histoires, les histoires flamboyantes de marathon avec l’envie secrète de dire son petit mot à lui, lui l’ancien marathonien, 2h 22’00’’, un compte rond, dans la campagne ventée de St Barthélémy d’Anjou en 2001. Dans une belle lutte d’homme à homme, il est médaillé de bronze d’un championnat de France remporté par Philippe Rémond. Il le dira plusieurs fois dans cet entretien « moi, j’attends de construire une histoire ». Il est dans la culture du marathon, nostalgique des grandes gueules des années 80 – 90, les De Castella, Clayton, Lopes, dans cette lignée, il cite un exemple qui ne trompe pas « Qui se souvient de Rod Dixon médaillé de bronze sur 1500 à Munich ? Personne. On se souvient de quoi ? De sa victoire à New York en 1983 en 2h 08’59’’».
Cette histoire, il l’a écrite, à sa façon, en pleins et déliés comme ce parcours bosselé de Zurich en 2014 lorsque Christelle Daunay est sacrée championne d’Europe de marathon. L’Everest d’une carrière, un état de grâce qu’il confirme « oui elle était imbattable ce jour là, elle n’a jamais été en danger. Les séances montraient qu’elle valait 2h 22’ peut être 2h 21’30, elle était juste incroyable. Cette préparation avait été difficile mais c’était une spirale positive, elle était parfois dans le dur mais la spirale était positive. Elle était en pleine confiance. On avait les armes pour répondre à plusieurs schémas de course. Et cela a été appliqué à la lettre ».
L’histoire de Christelle Daunay est singulière. Auto-entrepreneuse du marathon, elle a pris le risque d’une vie du tout ou rien, entre ciel et terre, à courir sur ce fil de soie qui peut rompre en un craquement de brindille. Un sacré pari sur la vie, d’athlète, de femme, à accepter le pur et dur, sans écarts, sans louper une seule prise de quart. Cédric Thomas aime les comparaisons, les points d’appuis pour sauter à cloche pied, pour aller et venir, d’une rive à l’autre sur ce grand fleuve marathon « Si on fait la relation avec Molly Huddle, elle aussi n’a jamais gagné un titre chez les jeunes en universitaires. Mais l’Américaine arrive dans le top mondial sur 10 000 avec 30’13’’17 et vient de se classer troisième à New York pour son premier marathon». C’est le profil Daunay. Des discrètes, des transparentes, des besogneuses, des introverties, des bosseuses pour se construire avec le temps, sans brûler les étapes, avec cette confiance, cette connexion indispensable entre entraînée et entraîneur.
C’est en 2006 – 2007 que Cédric Thomas accepte d’entraîner Christelle Daunay. Il découvre une athlète indépendante. Il se modèle à elle : « même dans ses préparations marathon, elle a toujours eu besoin de ces périodes où elle se retrouve seule. Parfois on vole, parfois c’est compliqué en footing. D’être seule, cela laisse de la liberté pour ne pas avoir à rendre des comptes sur ces moments là ». Sa présence, il la limite aux séances spécifiques, l’examen de passage de la semaine pour valider le travail réalisé, pour adapter si besoin la suite à venir, à courir, pour combler les manques «au début, j’étais également présent pour la PPG puis elle a eu cette indépendance. Je peux le dire, aujourd’hui, elle pourrait s’entraîner seule».
« j’ai su m’adapter à Christelle et elle a su absorber l’entraînement que je lui proposais »
La méthode Cédric Thomas, elle se fonde sur les bases d’un entraînement échafaudé par le gang des Lyonnais, c’est ainsi que l’on surnomme les Bobes, les Maréchet, une solide filiation. Eux aussi furent des besogneux, dans l’inflation du tout endurance, dans l’apprentissage parfois anarchique, instinctif, intuitif d’une distance présentée comme le diable. Jacques Maréchet, 2h 13’47’’ à Séoul lors d’une Coupe du Monde en 1987, sera donc son entraîneur, son parrain. Cédric Thomas insiste : « J’ai beaucoup appris de lui, de sa méthode, mettre les bases, mettre les briques, construire la préparation avant d’amener les détails qui feront la différence ».
Dans ces détails, il y a cette séance 10 – 5- 2 qui passée à la moulinette du tableur permet d’extrapoler le temps marathon à réaliser. Ca encore, c’est du Maréchet : «il avait essayé beaucoup de chose sur lui, il avait donc cette expérience. Il l’avait mise en place lorsqu’il m’entraînait et il ne se trompait pas. Je l’ai donc mise en place sur une base identique ». Il y a ces footings actifs, ces fartlecks de début de saison, il y a ces séances pures et dures, le côté mathématique de l’entraînement avec du chronomètre dernière pour voir comment s’équilibrent le volume, la répartition, pour trouver ce ratio entre vitesse, intensité, volume et récup. Il insiste : « Cela peut paraître trop mathématique, car c’est juste des chiffres sur des colonnes, cela peut paraître mécanique mais le bon entraînement, c’est entre cette projection de chiffres et cette sensibilité, le feeling ».
Cédric Thomas se refuse d’affirmer que sa méthode est labellisable. C’est plus une construction de l’entraînement qu’une révolution en soi. C’est une approche de la préparation et de la pré-préparation, c’est là-dessus qu’il a fouiné, creusé, à l’affût des méthodes Outre-Atlantique fondatrices et des séances El Guerrouj. Il avoue : « j’ai su m’adapter à Christelle et elle a su absorber l’entraînement que je lui proposais. C’est pour cela que je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une méthode. L’avenir dira si cette méthode fonctionne ou non. Mais une athlète aussi professionnelle… »
La veille du meeting de Paris, dans les salons du Sofitel, Cédric Thomas s’était fait chambrer « alors jeune retraité ?». Nous étions le 26 août, la rupture avec Christelle Daunay était consommée. A nos côté, Philippe Dupont, l’entraîneur de l’imprévisible Mahiedine Mekhissi ne pouvait imaginer vivre le même sort. Le bourreau avait du boulot sur l’échafaud, Bruno Gajer perdait Pierre Ambroise Bosse, ce n’était plus un secret depuis le printemps et Jimmy Vicaut s’exilait de Guy Ontanon. Sombre automne pour les entraîneurs français.
Cédric Thomas a rebondi de façon inattendue. Là où personne ne l’attendait. Il souhaitait prendre une année de recul, le temps de l’analyse ? Peut être ? Pour revenir avec un projet marathon, certes. Ainsi des noms circulaient autour de ses oreilles mais qui aurait parié sur cette association Bouabdellah Tahri – Cédric Thomas. Celui que l’on surnomme « Bob » à la française, est un aventurier des pistes. Des cicatrices, des égarements, il en porte plein son cœur, des bagues en or, plein les doigts. A bientôt 38 ans, celui qui partage désormais son quotidien entre Iten au Kenya et la France, trois semaines, trois semaines, sait que son temps est compté. A Paris lors du meeting du Stade de France, il est apparu brièvement, il a osé, l’atterrissage fut en urgence, pour comprendre que la piste, c’était fini. Il s’est pris des tirs. Tahri est un écorché vif. La tendresse, ça n’existe pas. Il a pris mal.
Cédric Thomas a reçu un coup de fil : « Bob veut remonter sur marathon ». A cet interlocuteur, il a répondu « laisse moi une semaine ». Car il y a toujours de la méfiance lorsque les choses arrivent ainsi. La prise de risque est certaine, la question était simple : « Que puis-je lui apporter ? Il y a 5 ans, s’il était venu me dire je veux faire 2h 06’, là je ne suis pas sûr que j’aurai été capable de répondre à sa demande ».
Ainsi le 15 septembre débutait une collaboration, sans une réelle appréhension des deux côtés. Encore une fois, Cédric Thomas lâchait « moi, c’est l’histoire qui m’intéresse ». Il dit « moi » plusieurs fois pour affirmer son choix comme s’il redoutait qu’il soit discutable « moi, ce que je prends c’est le Bob d’aujourd’hui. Il a tout fait dans sa vie. Moi, la vision que j’ai de lui c’est la vision de l’athlète. Il s’est fait opérer, il est reparti de zéro, j’ai cette idée de challenge».
Il avait une cage thoracique comme ça. La VO2, je t’assure qu’elle se voyait
Ensemble, ce n’est pas une carrière sur 10 ans qu’ils ont programmée. La feuille de route a été tracée « c’est l’accompagner, en se disant « Tiens on va essayer d’être champion d’Europe à Berlin en 2018. Pourquoi pas ?! Il y a eu Mimoun, Christelle et ça peut être Bob le prochain ». Il cite Viktor Rothlin comme exemple, 28’22’’53 sur 10 000, 2h 07’23’’ sur marathon et champion d’Europe à Barcelone en 2010. Il précise à propos de celui qui s’est entraîné sous la coupe du Docteur Rosa et Claudio Berradelli « il n’a jamais été une foudre sur les courtes distances ». Il cite encore Paul Arpin : « il avait une cage thoracique comme ça. La VO2, je t’assure qu’elle se voyait. Moi, quand je passais une semaine avec lui, j’apprenais tout. Il a réussi 2h 11’53’’, un temps comme cela, ça commence à me plaire ».
Les premières vraies séances ont ainsi débuté. Cédric Thomas est hésitant à en donner la composition. Mais qu’a-t-il observé ? Bouabdellah Tahri n’a pas encore sa foulée, il lui manque de la souplesse après son opération. Mais dans le rendement, il n’y a pas de parasite, elle est économique même si une petite oscillation verticale est à réduire « je voulais le voir courir, voir ce qui lui manquait, comment il respirait. Je veux qu’il s’épanouisse comme coureur, sans prendre de risque pour ne pas avoir de déception ».
Ils ont donc commencé par du basique, par une séance que n’importe quel coureur régional peut réaliser, 8 x 600 et des 150 – 200 pour réveiller le pistard. Une séance qualifiée de « longue », 7 km au total sur la piste, il ajoute avec un petit sourire en coin « c’était super long, il ne faut pas avoir des accès de dépression ! ». Il y a deux semaines, c’est du spécifique 10 km qui a mis Bob sur le grill, couru cette fois sur la route, avec des 1000 m et des 1500 (en 4’12’’) associés à des 500 pour couper la monotonie. Au lendemain de cette séance, Bouabdellah a posté sur WathsApp « hier j’étais content comme rarement ».
Cédric Thomas et Bouabdellah Tahri sont déjà dans l’urgence, de se connaître, de se faire confiance, de réussir ce pari d’un marathon tout de suite, au plus vite. Le temps est déjà compté «on ne joue pas avec la vie d’un athlète, pour moi c’est une responsabilité car nous n’avons que deux à trois ans devant nous. Il m’a donné cartes blanches, la pression, elle va venir au fur et à mesure ».
Un marathon sera programmé dès le printemps prochain. Bouabdellah a besoin de recourir, de mettre un dossard, de se connecter avec une communauté qui ne connaît rien de lui. Le Bob à 27’31’’46 sur 10 000 dans la chaleur douce de Palo Alto en Californie, un jour de 1er mai, dans le peloton des néo-runners, tout le monde s’en fout. Thomas se veut philosophe, il parle ainsi de son élève première année « Il n’a rien à prouver, il ne veut rien révolutionner, il veut finir bien sa carrière avec une histoire sur le marathon. Finir son histoire d’athlète sur marathon, c’est mythique ». Cédric Thomas se veut prophétique lorsqu’il cite Paulo Coelho d’une phrase tirée de son livre culte « L’alchimiste » : « on ne peut être heureux que lorsque l’on a vécu sa légende personnelle ». La pression est déjà là !
> Texte et photos Gilles Bertrand