Chantal Dallenbach a marqué le monde du running pendant près d’une décennie, entre 1995 et 2006, elle y brille avec 13 titres nationaux, sur 10000 m, semi, marathon, elle s’adjuge le record de France du marathon de 2h28’27’’ en 2002 à 40 ans. Elle compte 14 sélections en Equipe de France, incluant une participation aux JO 1996 sur 10000 mètres. Son histoire demeure atypique. Elle émerge très tardivement, à 33 ans, après un grave accident de la route qui l’avait laissée 21 jours dans le coma. Entretien.
On ne retrouve plus aucune performance de vous depuis 2006. Pourquoi avez-vous achevé votre carrière ?
Je maudis toujours le chinkungunya qui a mis fin à ma carrière. J’étais rentrée à la Réunion fin 2005, j’ai attrapé le chinkungunya. Sauf que moi, il n’a pas duré 3 semaines, il a duré 4 mois. J’ai eu toutes les articulations atteintes, le genou, les doigts. Je ne pouvais plus me lever. Assise, je ne pouvais plus me redresser. Cela m’a plongée dans la dépression. Vous imaginez quelqu’un comme moi, je suis active, je me lève à 5h30, et à 6 heures, je suis en activité. Même si je ne fais plus de course à pied à cause de mon genou. Je suis un peu une hyperactive, je ne peux pas rester en place, j’ai la bougeotte. Le chinkungunya a été le fond final à ma carrière. Même avec mes problèmes de genou, j’avais espoir de continuer, plus pour faire du marathon, mais des 5000-10000. J’aurais voulu faire une « carrière » master. Car moi, la course à pied, c’est ma vie. J’ai réussi une carrière. Mais la course à pied va au-delà de courir en compétition. J’aime courir. J’ai d’ailleurs eu énormément de mal à accepter de ne plus pouvoir courir. Je réalisais récemment que ça fait à peu près 2 ans que je suis finalement entrée dans l’acceptation de me dire « Tu ne courras pas ». J’ai toujours gardé espoir d’aller faire une demi-heure de footing tous les jours. Cela me faisait tellement mal que vous ne m’auriez jamais vu sur une compétition. Par exemple, je ne regarde pas le marathon de Paris, car c’est trop de souffrances pour moi. Je ne regarde pas la course à pied. Je me suis vraiment retirée de la course à pied.
Vous êtes ainsi retirée d’un monde qui a été le vôtre pendant 10 ans ?
Ce n’est pas le monde qui m’a rejeté. Physiquement, je ne suis plus capable. Et pour moi, courir, c’était presque vital. D’ailleurs, j’ai fait une grosse dépression car je ne pouvais pas accepter. On m’a dit de faire du vélo, de la natation. Mais je n’éprouve pas de plaisir. A vélo, pour éprouver du plaisir, il faudrait que j’en fasse 5 heures. En plus, à la Réunion, faire du vélo, c’est la roulette russe. Maintenant, je suis dans l’acceptation. Je rentre aussi dans un moment différent. Un journaliste de la Réunion m’a appelée pour un article sur moi. Vous avez pris contact avec moi. J’ai l’impression que toutes les pièces de ma vie sont en train de se remettre en place. Comme une espèce de réconciliation avec un monde qui m’a apporté tellement de satisfactions, de bonheurs, de choses positives. Ce monde dont j’ai été privée à cause de mon genou. C’est comme si je rentre là dans une phase de réconciliation. Comme disait Paulo Coelho « Parfois l’univers conspire pour vous remettre dans la direction que vous voulez prendre ». Peut-être que l’univers conspire à travers vous et à travers tout ça pour me réconcilier avec le monde de la course à pied ? Quel va être mon avenir là-dedans ? Peut-être que je pourrais de nouveau regarder le marathon de Paris, revenir sur une course, accepter une invitation, monter sur le podium. Et sans souffrir.
On a le sentiment que la course à pied est étroitement liée à vos dépressions. C’est la course à pied qui vous a aidée à sortir de la première après votre accident. Et c’est finalement l’arrêt de la course à pied qui a provoqué une deuxième dépression.
Oui. Mais la première fois, ce n’était pas vraiment une dépression. C’était mon accident, j’avais accumulé des problèmes neurologiques. La course à pied a été pour moi une thérapie, un remède. Car au départ, quand j’ai commencé à courir après mon accident, ce n’était pas du tout pour la compétition. Je n’avais pas de licence, j’ai commencé par hasard. Pour ma première course vers Aix les Bains, on a pris une licence journalière. Si le Président du club d’Aix n’était pas venu nous voir pour nous dire qu’il avait besoin d’une 5ème fille pour le Championnat de France de semi ou quelque chose comme ça, je n’aurais peut-être pas fait de carrière ? Parfois les choses tiennent à peu de choses. J’aurais continué à courir de façon thérapeutique, pour récupérer.
Mais, là, c’était la dépression. Je pense que ça doit être comme ça pour beaucoup de gens qui arrêtent leur carrière. Mais si vous mettez fin petit à petit à votre carrière, ce n’est pas pareil. Moi, cela a été brutal. Je cours, et le lendemain, je ne cours plus. C’est comme un accident. Pour moi, mon arrêt de la course à pied est comme à nouveau un accident, qui met fin brutalement à quelque chose qui était pour moi devenu une évidence, qui était intrinsèque à ma vie, qui faisait partie de moi.
C’était exceptionnel car la course à pied était arrivée tard dans votre vie.
Moi aussi, cela m’a toujours interpellée dans le sens où je me suis posée la question, ces dernières années, pourquoi je suis passée d’un stade d’une bonne régionale à une très bonne nationale, internationale. La première explication, la plus basique, est que quand j’étais petite Réunionnaise, je m’entraînais 3 fois par semaine, une petite heure. Si vous passez de 3 entraînements à 7 entraînements, voire plus, même une personne lambda va grimper très rapidement. Je pense aussi qu’il y a eu beaucoup d’aspects psychologiques. Quand j’étais jeune, Jacky Verzier, l’entraîneur national de demi-fond, m’avait repérée à la Réunion. Il était persuadé que j’avais énormément de qualités, il m’avait ramenée chez lui à Fontainebleau. Mon premier cross, les départementaux, je n’ai pas pu prendre le départ tellement j’avais froid ! Je me disais, ils sont fous ces « zoreilles » ! Pour moi, courir, c’est avoir un petit short, sous le soleil. Je suis revenue de ce stage de 2 mois et demi en me disant « Plus jamais. On ne m’y reprendra plus ». Je n’avais aucune ambition de faire des Championnats de France. Ce qui comptait pour moi, c’ était être la meilleure à la Réunion, j’étais bien, je me faisais mes 3 entraînements, j’allais à l’entraînement le samedi, à la plage le dimanche. C’était la vie que j’aimais. Les gens me connaissaient, j’avais mon public, mes parents, mes amis, j’avais ma photo dans le journal, j’étais petite vedette locale. Ca me suffisait grandement. C’est aussi une histoire de choix. Mon inconscient ne voulait pas l’effort. C’était peut-être aussi mon côté dilettante réunionnaise : je n’avais pas d’ambitions, ma seule ambition était de gagner les petites courses de la Réunion.
Il y a eu une métamorphose psychologique totale. A-t-elle été impulsée par votre mari Alain, qui était lui, un grand compétiteur ?
Non, pas du tout. C’est l’erreur que beaucoup de gens commettent. Alain n’a jamais cru en moi ! Quand on s’est connus, (ndrl : en 1986), c’était lui, l’athlète de haut niveau. Pendant un an, j’ai fait du triathlon avec lui. D’accord, le triathlon n’était pas aux normes actuelles. Mais moi, sur 16 triathlons, j’ai 12 victoires ! Je fais des triathlons en Belgique, en Italie, en France, j’ai un très bon potentiel, je suis la meilleure en Suisse, je suis dans les 3 premières à chaque fois. Mais à ce moment-là, même Alain ne croit pas en moi, il ne voit pas mon potentiel. Pour lui, c’est lui, l’athlète de haut niveau. Moi, je fais un peu comme les enfants, qui font des compétitions parce que maman court. Moi, en quelque sorte, je faisais la course des femmes pour m’occuper ! Il n’a jamais cru en mes capacités. Il aurait pu le détecter à cette époque-là, ce qu’il n’a pas fait. Quand je me mets à courir, c’est pareil. Alain n’a aucune ambition. Même quand Jean-Louis Alcaïde, notre ami, qui a été le premier à me dire de venir en métropole et que je serai dans les 5 ou 10, je ne sais plus, à un Championnat de France, Alain en rigolait, il ne voulait pas le croire.
Est-ce que cela a changé à un moment ? Car on a eu le sentiment qu’ensuite, Alain était constamment à vos côtés durant votre carrière.
Oui, c’est quand le responsable du club d’Aix les Bains est venu nous voir, et qu’il a demandé à Alain si je voulais me licencier chez eux. C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à se dire que ce n’est pas mal.
C’est donc après cette rencontre avec le président d’Aix les Bains que tout s’est enchaîné.
Oui, tout s’est enchaîné. On a parlé du facteur physique. Ce monsieur vient me voir, il me demande de courir le Championnat de France de semi. Il faut s’entraîner ! Je me suis mise à m’entraîner une fois par jour. Vous partez de rien, et de suite, mes qualités physiologiques étaient là. Après, pourquoi j’ai eu des qualités psychologiques ? Pourquoi je suis devenue forte ? Je dirais comme une bête. Moi, j’étais capable de m’entraîner qu’il pleuve, qu’il neige. Pourquoi ? A cause de mes problèmes neurologiques. C’était une partie de moi que je cachais. Pendant très longtemps, je ne voulais pas mettre en avant les difficultés neurologiques que j’avais à l’époque. Par exemple, moi, je ne retiens jamais mes temps. Il fallait qu’Alain m’aide. C’est pour cela que les journalistes disaient qu’il était imbuvable. Mais il bousculait les gens pour que je puisse avoir ma petite fiche, pour que je me rappelle mes chronos. Il y avait aussi des crises d’épilepsie. Cette part intellectuelle que j’avais avant mon accident a été en grande partie détruite. Et en quelque sorte, un mal a créé un bien. J’en voulais tellement. J’avais une espèce de colère. Comme si je voulais prendre une revanche sur la vie. Et en même temps, vous savez quand vous faites un coma de 21 jours, vous avez l’impression qu’à un moment donné, vous êtes partie de l’autre côté, vous ne vivez plus pareil. Je suppose que beaucoup de gens qui ont subi des traumatismes importants pourraient vous répondre de la même façon. Déjà, on voit la vie au jour le jour. Moi, je me disais toujours, c’est ici et maintenant. Même si on se projette que ce soit professionnellement, sportivement, dans une vie familiale, personnelle, cette projection doit rester en arrière-plan. Et je me concentre sur le ici et le maintenant. Pour chaque foulée, chaque pied posé, chaque entraînement, qui sera le grain de sable pour la plage du championnat de France. On ne peut pas faire une plage sans rassembler les grains de sable.
On a beaucoup dit qu’Alain était très exigeant à l’entraînement. Est-ce vrai ? Est-ce qu’il vous poussait dans vos derniers retranchements ou vous n’aviez pas besoin de ça ?
Vous savez un jour, lorsque j’ai divorcé, je me suis retrouvée avec mon père. Il m’a dit, je le dis en Français, mais il m’a parlé en créole « Ma fille, Chantal, est-ce que ton mari te battait ? » Vous voyez jusqu’où allaient les impressions qu’il donnait. J’ai répondu « Papa, Alain n’a jamais jamais levé le petit doigt sur moi ». Et je n’ai jamais vu Alain lever le petit doigt sur quiconque. Alain a tout ce que vous voulez, une grande gueule, il peut vous descendre psychologiquement, mais c’est tout. Il n’a pas eu besoin de me pousser. C’est vrai qu’il criait. Mais c’était sa façon à lui d’être. Ma force était en moi. Regardez, vous montez un cheval, vous voulez qu’il saute des obstacles importants, est-ce que vous ne l’aiguillonnez pas un petit peu ? Est-ce que c’est mauvais ? Moi, j’estime que non. C’était son rôle de m’aiguiller de temps en temps. Car qu’est-ce que je veux moi ? Je veux aller plus vite, je veux chercher mes limites. Je ne veux pas dépasser mes limites. Ce n’est pas possible : on a nos limites, il faut les chercher. Si on les dépasse, ça veut dire qu’on dépasse nos possibilités. Et là, on passe des frontières, d’autres frontières. Donc moi, je voulais savoir. Non, il ne m’a jamais poussée. C’était moi. J’aimais courir. C’est vrai que si on voyait les choses de l’extérieur, ça a toujours été sa manière. Mais combien d’entraîneurs crient sur un stade ? On est un peu obligés pour se faire entendre. C’est aussi une façon de stimuler. Je ne vois pas comment faire pour encourager quelqu’un. Est-ce que c’est négatif ? Pour Alain Dallenbach, on dit que c’est négatif, car il s’est construit une très mauvaise image. C’est dommage car son nom est associé au nôtre. Mais moi, je dirai toujours qu’Alain Dallenbach a été et est un bon entraîneur. Après, chacun prend ses positions. Moi, il ne m’a pas poussée dans le sens négatif du terme.
Est-ce que ce qu’on lit sur ses rapports avec son fils aîné vous paraît crédible ? On parle de limites physiques dépassées, avec des violences ?
Non, je n’ai pas envie de parler de ça. On peut éteindre ?
Chantal s’explique longuement en aparté sur les accusations portées par Axel, le fils d’Alain Dallenbach né d’une première union, pour les contester, souligner la fragilité d’Axel. L’entretien reprend ensuite.
Vous avez longtemps détenu le record de France du Marathon, avec 2h28’27’’. Pourtant vous m’avez précisé qu’il vous semblait possible de réaliser encore un meilleur chrono ?
Toute ma carrière, je me suis dit qu’il faut chercher ses limites. Quand j’ai couru mon marathon en 2h28’27’’, à l’arrivée, je me suis dit que ça, ce n’est pas ma limite. J’étais persuadée que ma limite était autour de 2h27’. Quand j’ai fini, j’ai dit qu’au prochain marathon, j’irai à 2h27’. Mais le destin a décidé autrement.
Vous parlez sans cesse de limites. Parfois, cette recherche peut conduire à certaines dérives. Vous avez cherché à atteindre vos limites, mais ces dérives-là, vous n’avez pas voulu y souscrire ? On ne peut pas éluder ces questions-là.
Moi, je n’aime pas parler de ces choses-là. Car je dis que ce sont des choix personnels. Je ne condamne personne, je ne dis rien à personne. Ça m’insupporte que les gens soient toujours en train de parler de cette question. On soupçonne tout le monde. Moi, j’ai fait ma carrière en me disant que chacun a sa vie, croit en Dieu ou pas, a ses règles. Moi, je n’en veux à personne de faire ce qu’ils veulent faire. Chacun a sa conscience. Chacun a sa façon de voir les choses. Pour moi, le sport, c’est parler de la performance, des ressentis, et ce n’est pas parler de dopage. C’est vrai qu’il y en a mais on n’y peut rien. C’est notre société qui fait ça. A chaque fois qu’on m’en parlait, je pensais vous n’avez qu’à enlever l’argent du sport et comme ça, il n’y aura que ceux qui ont la foi en le sport qui resteront. Enlevez l’argent et vous verrez qui va rester, qui sera encore là pour courir, se défoncer. J’ai compris au fur et à mesure qu’il y a de l’argent dans le sport. Après, c’est vrai, on est dans le système, j’ai très bien vécu, mais moi, je n’aimais pas courir pour de l’argent.
Votre carrière sportive était-elle un projet de couple, ou bien plutôt votre projet, et Alain adhérait ?
Ah oui, c’était plus ça. Contrairement à ce qu’on pouvait penser, c’était moi qui avais besoin de courir. Même à l’heure actuelle, si je pouvais, je rechausserai mes baskets et je recommencerai de plus belle. Alain apportait un confort. Il organisait tout. On n’avait plus besoin de penser à rien. Quel athlète de nos jours ne rêverait pas que tout soit organisé ? Même si ça paraît envahissant. Vu de l’extérieur, il gérait peut-être trop. Mais de l’intérieur, c’était confortable.
En fait, Alain facilitait votre projet ?
Concernant mon projet sportif, il a tout fait pour le faciliter. Après, la vie personnelle, c’est autre chose. Si on parle de mon projet, il a été un facilitateur, il m’a boosté. Si j’avais eu tout à faire, à penser, j’aurais été incapable, à cause de mes problèmes neurologiques. Moi, tout ce que je savais faire, c’était courir ! Je n’étais performante que là-dedans. Je n’aurais pas pu faire autre chose.
Est-ce qu’Alain vous mettait de la pression ou vous vous la mettiez toute seule ?
Moi, je n’avais aucune pression ! C’était ma force. Je ne savais pas ce qu’était la pression. Je pense que j’ai déconnecté avec le choc que j’ai eu. Est-ce qu’il y a eu une déconnexion neuronale ? Je ne sais pas. Mais je n’avais pas de pression. Je ne savais pas ce que c’était. Moi, j’étais sur la ligne de départ, je me demandais juste si j’étais prête, et je me disais tu verras bien.
Dans votre souvenir, avez-vous été bien accueillie par le monde du running du fait d’être arrivée à ce niveau de performance en débutant tard ?
Disons qu’au départ, ça a gêné certaines. C’était plus une question de jalousie féminine. C’était plus les femmes. Globalement, je pense que les gens m’ont bien aimée. J’aimais courir, peut-être que c’est ça qui devait transparaître. C’était peut-être surprenant mais je ne me posais pas la question. J’avais juste envie de courir, le reste m’importait peu. Moi-même, je me fiche de ce que font les autres, que quelqu’un soit devant ou derrière, moi, je suis à ma place. C’est ce qui compte. Je courais, en essayant de donner le meilleur de moi-même à chaque fois. C’est tout.
Est-ce que parfois Alain était encombrant ?
C’est vrai, mais il m’aidait aussi. C’était aussi une complicité. Car répondre à une interview, ça fait un peu stresser. Il me passait les petites fiches, il se mettait à côté de moi, il me glissait quelque chose à l’oreille. Moi, je ne faisais que courir. Je m’échauffais, je courais, je rentrais, je m’étirais. C’est tout. Alain faisait tout ! Le ménage. La cuisine. Pour les enfants. Ca aussi, c’est un autre facteur. Moi, je ne me souciais de rien. Ni des soucis financiers. Je ne savais pas ce que voulait dire une déclaration d’impôt. Je ne savais pas s’il y avait de l’argent ou pas. Du moment qu’on devait partir, on partait. Je parlais des facteurs physiologiques, psychologiques. On peut y mettre la tranquillité.
Est-ce la fin de votre carrière qui a précipité la fin de votre couple ?
Oui. Mais de toute façon, Alain était déjà malade. C’était inéluctable. Moi, je n’en étais pas consciente.
De quelle maladie souffre-t-il ?
Il est bipolaire. Moi, je ne le savais pas. Je disais qu’il avait un sale caractère. En fait, tous ceux qui le condamnaient, personne ne savait. Et après, quand on sait, on comprend mieux. On n’excuse pas car rien n’est excusable, mais on comprend. Lorsqu’on est bipolaire, un peu mythomane, ça explique beaucoup de choses. Faites un retour en arrière, et vous verrez vous-même. De toute façon, la fin du couple aurait été inéluctable. Nous, ça a duré car le sport nous sauvait en quelque sorte. Ca créait un mouvement qui permettait de palier un peu. En même temps, tous ceux qui l’ont jugé, son agressivité…., ce n’est pas de sa faute non plus. Je ne dis pas qu’il y a certaines choses qui viennent de la bipolarité avec le caractère. Mais quelque part, on peut quand même expliquer et comprendre.
Est-ce que son image par rapport au monde du cyclisme ne nuisait pas aussi au couple ?
Moi, le dopage, ça m’embête. Car c’est tellement beau le sport. C’est vrai que son nom est associé. Son nom est mon nom. Je le porte avec fierté, comme une bannière, un étendard. Car pour moi, il n’y a rien de négatif qui se rattache à mon nom. D’ailleurs, je l’ai gardé après le divorce. J’en suis fière. Car moi, je le connais, je sais la part du vrai, du faux. On a été tout le temps ensemble. 24 heures sur 24 et 365 jours dans l’année. Je sais ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Ou alors il aurait fallu qu’il soit vraiment très très fort pour faire des choses sans que je sache.
Votre fils porte les deux noms, Dallenbach et Fontaine. Il a ajouté Fontaine récemment ?
Alexandre a toujours été fier de s’appeler Fontaine. C’est plus comme un hommage à son grand père. C’est beaucoup ça. Alexandre est très sentimental. Son fils s’appelle Alix, car mon frère qui est décédé s’appelait Alix. Alexandre est très affectif. Pour lui, Fontaine, c’est se rapprocher de son papi qu’il adore.
Avec son fils, il perpétue tout de même la tradition des Dallenbach, des prénoms en A.
Oui, c’est vrai ! Chez les Dallenbach, il y a eu Axel, Aymeric, Armin, Alain, Armand, Anaïs, Alexandre. Moi, je suis un C ! Je suis une Dallenbach rapportée.
Alexandre a été un triathlète doué quand il était jeune. Il a connu un contrôle anti-dopage positif il y cinq ans. Il revient maintenant dans le pentathlon. Que s’est-il passé pour lui qui a provoqué ce problème de dopage ?
Ca, je ne préfère pas en parler. Pour moi, c’est une affaire classée. C’est comme quelqu’un qui a fait de la prison. Il a payé, et il a lourdement payé pour quelque chose, je ne rentre pas dans les détails. Pour moi, mon enfant est clean.
Pourquoi a-t-il lourdement payé ?
Il a été mis à pied. Il n’a pas pu faire la chose qu’il espérait. C’est comme si on m’avait arrêté deux ans. C’est horrible. Pour moi, il a payé, on fait une croix. On doit prendre le Alexandre Dallenbach qui est là, qui se bat, qui est père de famille, qui fait des études, qui est un gamin formidable. Je ne le dis pas parce que je suis sa mère. Tous ceux qui l’ont rencontré le disent. Parfois, il se cache. Mais il a eu beaucoup de souffrances. Moi, j’estime qu’il faut arrêter, qu’il faut le voir comme quelqu’un qui est en devenir maintenant. Il a changé de voie pour dire maintenant, je suis un homme neuf. Il faut le voir comme ça, comme quelqu’un qui est dans le renouveau.
Son rêve olympique par rapport au triathlon, vous le partagiez, vous le poussiez ? Et Alain ? Comment ça se passait dans la famille par rapport à ça ?
Tout le monde croit qu’on pousse tout le monde. Moi, je n’ai jamais poussé mes enfants. Quand ils étaient petits, ils n’avaient pas de licence. Alexandre a eu sa première licence à 12-13 ans. Je n’ai jamais poussé mes gamins. C’est pareil par rapport à Alain, tout ce qu’on dit, parce qu’il a une grande gueule. La seule chose que j’imposais, c’était qu’ils ne changent pas de sport pendant une année scolaire.
La réussite de votre fils sur triathlon a-t-elle été importante pour la vie de famille, comme pour votre carrière ou était-ce moins fort ?
Oui, c’était important pour nous, c’était la fierté, c’est comme un passage de témoin. J’étais surtout très fière quand il courait à la Réunion. Il était brillant dans ses études aussi. Il avait l’intellect et le physique, il avait toutes les capacités réunies. Certaines que moi j’avais perdues. Les chiens ne font pas des chats. Même Alain, il y a sa maladie, mais d’un point de vue physique, il était aussi très performant. Je ne sais pas s’il y a des études médicales qui puissent dire quelles probabilités génétiques, psychologiques existent pour transmettre les qualités. Au final, la psychologie, on en parle peu. On parle beaucoup de dopage. Si on pousse les recherches, on aurait plus de résultats par le mental qu’avec des choses extérieures. On a tellement de barrières dans la tête. Moi, je n’avais plus aucune barrière. Je n’avais plus que la force, l’envie. Mentalement, j’étais une guerrière. Jamais je n’ai vécu mon sport comme une contrainte. Jamais je n’ai vu mon sport comme une obligation, comme une privation. Moi, je n’avais pas de contrainte, j’étais heureuse. J’avais une bonne hygiène de vie, c’était mon choix. Vous pouviez boire et manger ce que vous voulez devant moi. Moi, j’étais dans mon truc, je n’avais pas envie de ce que vous mangiez ou faisiez. Je ne me sentais pas privée. C’était ma vie. J’étais heureuse comme ça. J’étais HEUREUSE.
On comprend qu’il a fallu tout reconstruire après la fin de votre carrière ?
Oui. (Elle détourne son regard pour cacher ses larmes).
En organisant ce rendez-vous avec Alexandre, il m’a dit « Je suis le protecteur de ma mère ». Pourquoi utilise-t-il cette expression ?
Il faudrait lui poser la question. Moi, je ne sais pas trop. A cause de la situation du divorce, des souffrances qu’il a vues, qu’on a partagées, il se sent un petit peu responsable de moi, il a toujours un peu peur pour moi. C’est vrai que les problèmes neurologiques m’ont suivie, les enfants ont toujours vécu dans cette crainte. Chez nous, personne ne le savait, il y avait toujours la peur de la crise qui pouvait survenir à n’importe quel moment, de mes oublis. On a vécu avec ça. Les gens jugent de l’extérieur. On ne voit pas ce qui se passe dans la bulle. Les enfants s’inquiètent encore maintenant. Si je n’appelle pas, ils s’inquiètent. Depuis mon divorce, Alexandre se sent un petit peu père de famille. Et il l’est aussi devenu. Je suis dans sa sphère. Il est là aussi pour me protéger.
Si vous regardez votre vie en arrière, quel est votre sentiment ?
Je ne changerai rien. Pas une once. Même mon accident ! Je crois que les rencontres, les choses arrivent dans l’ordre et parce qu’elles doivent arriver. Mon accident est arrivé peut-être justement parce que j’étais arrivée dans une phase de ma vie où j’avais construit ma petite famille, mon petit boulot. Je l’ai analysé comme ça : je me suis dit qu’en fin de compte, je m’étais trompée de chemin. Dieu, l’Univers, ça dépend en quoi on croit, la vie, elle m’a rattrapée en me disant Chantal, on t’a donné des qualités physiques, tu ne les as jamais exploitées, maintenant, reprends ton chemin, ce qui aurait dû être ton chemin ! En fait, mon accident n’est pas un accident, c’est juste un repositionnement de ma vie, une redirection ! Je me suis donnée à 200% dans ce que j’ai fait, je ne regrette rien. Peut-être que je n’ai pas consacré suffisamment de temps à mes enfants. Car j’étais le centre pendant tout ce temps-là. Et les enfants étaient des satellites. Tout tournait autour de moi. Je ne regrette rien. J’ai vécu la vie que je devais avoir. J’ai vraiment vécu la vie dont je rêvais. En fait même pas. Car je n’avais pas rêvé de cette vie-là. J’ai vécu la vie qui me correspondait. Souvent, on vit des vies qui ne nous correspondent pas. Moi, cette partie de ma vie me correspondait vraiment, elle était faite pour moi, elle était à mes dimensions.
Quelle est votre vie quotidienne actuellement ?
Jusqu’à présent, j’ai eu à gérer beaucoup de choses, notamment le divorce. Un divorce, c’est énormément de souffrances, de remises en question, de réorganisation. De nouveau, on redirige sa vie, on change de cap. J’ai eu la souffrance du divorce, de ne plus pouvoir courir. J’ai eu besoin de tout ce temps pour guérir, pour panser mes plaies. J’arrive au bout. Car j’ai l’impression que ça y est, maintenant, je peux redémarrer ma troisième vie. C’est ma 3ème vie. J’ai ma vie avant l’accident. Ma vie de sportive de haut niveau. Et maintenant ma 3ème vie.
Avez-vous suivi les performances des marathoniennes françaises durant cette période ?
J’ai suivi Christelle Daunay. De temps en temps, je lui envoie un petit mot pour la féliciter. Mais je reste très loin. Je l’ai félicitée quand elle a battu mon record. Mais j’ai suivi de très loin car ça me faisait trop mal.
Elle fait partie des marathoniennes qui ont fait des performances à 40 ans.
Vous voyez, comme quoi, c’est possible. On pense toujours négativement. La gestion de l’entraînement évolue, les entraînements évoluent, les êtres humains évoluent. A un moment, on disait à 40 ans, c’est fini. Mais non, ce n’est pas fini ! Comme dans la vie. Moi, j’ai 55 ans. Ma grand-mère à cet âge était une grand-mère. Moi, je suis grand-maman, mais j’ai l’impression que ce sont deux mondes. Le monde évolue. Il faut remettre l’église au milieu du village et comprendre qu’il y a des évolutions naturelles. C’est tout. Pas tout le temps se braquer sur le dopage. Ca me tue ! Ce n’est pas une vérité. Il y a le sport propre, il y a des évolutions normales.
Alain avait été un cycliste professionnel, puis un triathlète. Il a su ensuite vous faire perfer en course à pied. Comment s’était-il formé ? Avec d’autres entraîneurs ? Quelle était sa méthodologie ?
Je suis contente que vous me posiez la question. Car vous êtes la première à vous intéresser à ce que moi, j’ai appelé la méthode Dallenbach. On ne réussit pas comme ça. Alain m’a toujours dit qu’un athlète, c’est comme une Ferrari. Quand vous montez un moteur de Ferrari, chaque détail est important. C’est comme une Formule 1, vous réglez tout le temps le moteur. Nous, on a fonctionné comme ça. Le premier qui a beaucoup appris à Alain était notre ami Bruno en Suisse, qui était entraîneur des meilleures Suissesses sur 10000 m. Nous habitions dans le Valais en Suisse. J’ai fait beaucoup d’entraînements avec Bruno. Après, on a tout fait par ce que j’appelle le tâtonnement expérimental. Par exemple, notre premier essai d’altitude, on l’a fait à la Réunion. Je m’entraînais normalement, et le soir, on couchait les enfants, ils restaient avec le garçon au pair. J’avais un Van, on avait mis un matelas derrière, et on montait le plus haut qu’on pouvait derrière chez nous pour arriver le plus près de 2000 mètres. Je dormais en altitude, on redescendait le matin. Il faut le vouloir pour faire ça. Moi, ça m’intéressait, je voulais être performante. Après, on a changé, on allait dormir sur le site du Volcan, on avait une autorisation spéciale. Je montais avec le garçon au pair, Alain s’occupait des enfants. On avait un programme d’entraînement, on dormait sous la tente. Mon garçon au pair, Sylvain Cesbron, a été aussi mon partenaire d’entraînement, pendant la moitié de ma carrière. Il faut le vouloir, aller faire du camping en altitude, s’entraîner là-haut par période de 3 semaines. Après, on a découvert Font Romeu, on y a acheté un appartement. On n’a fait qu’expérimenter et investir dans ma pratique. J’avais une table de massage, les bottes de massage, un tapis roulant, les Compex. Pour moi, c’était de l’investissement pour ma performance. On soignait tous les détails. Mes pieds, c’était sacré. Je me faisais bichonner les pieds tous les soirs par Alain. J’étais le centre. Je gagnais de l’argent, mais j’investissais dans ma pratique sportive. C’est ça aussi, la réussite.
Alain avait appris l’entraînement avec cet entraîneur suisse. Et ensuite ?
On piochait un peu partout. Et après, c’était mes sensations. Moi, j’ai toujours connu le système d’entraînement 3 semaines d’entraînement et 1 semaine de repos. Mais au bout de 3 jours de repos, je n’en pouvais plus. J’étais comme les chiens de traîneaux qui tirent sur la laisse ! Au bout d’un moment, je lui ai dit, je ne peux pas continuer comme ça, on va essayer de raccourcir la semaine de repos. On a fait 3 jours, je me suis sentie hyper bien. Mais avec 3 semaines d’entraînement, j’étais très fatiguée la 3ème semaine. On a décidé de faire 15 jours – 3 jours. Et après, on a affiné en introduisant 1 jour de repos à l’intérieur. On n’allait jamais au-delà de 3 jours de repos. On dit qu’il faut 3 semaines de repos dans l’année, mais moi, je devenais folle au bout de 15 jours.
Est-ce qu’il y avait parfois des disputes entre Alain et vous par rapport à l’entraînement ? Est-ce qu’il en demandait trop ? Aviez-vous du mal à faire entendre votre point de vue ?
Ah non ! Si on avait des désaccords parfois sur des choses de couple, s’il y avait une chose où on était en harmonie, c’était dans les entraînements. Il y avait beaucoup d’échanges, moi sur mes sensations, et Alain avait soif de connaître. C’est quelqu’un qui est passionné. En fin de compte, les passionnés sont spéciaux. Lui, il avait vraiment envie. Moi, j’adhérais à ça. J’étais l’objet de l’expérience. Mais moi en même temps, je savais analyser. C’est pareil pour cette histoire de pulsations cardiaques. On dit qu’il y a une moyenne, qu’il ne faut pas dépasser 176. Moi, au bout de 5 minutes de footing, je suis à 176 et théoriquement, je dois m’arrêter. On avait investi dans le cardio fréquence mètres. Tous mes entraînements étaient paramétrés, analysés. Il y a eu beaucoup de travail, de recherches, de rendus entre Alain et moi. Moi, j’avais ma propre curiosité, j’étais très curieuse de ce qui se passait en moi, je savais analyser ma respiration. On avait investi dans un appareil pour mesurer les lactates, pour tous les entraînements importants. Personne ne faisait ça à l’époque ! Parfois, vous aviez l’impression de faire une mauvaise série, on mesurait les lactates et Alain disait Tu peux encore. Par contre, parfois j’étais euphorique, il prenait les lactates, et il disait Non, tu arrêtes.
Et vous acceptiez tout le temps sa décision ?
Oui, il n’y avait pas de disputes. Je ne pense pas qu’il y ait eu des gens qui aient travaillé de façon aussi scientifique que nous. Nous avons travaillé avec Véronique Billat. Qui aurait pu faire ces entraînements avec le masque ? C’était enrichissant pour nous. Véronique avait à y gagner aussi, elle était dans la recherche, elle voulait des résultats. En fin de compte, on s’est enrichis des deux côtés. Nous, on était curieux, scientifiquement curieux. Je suis persuadée que du moins à mon époque, il y a eu très peu de gens qui ont fonctionné comme nous en analysant tous les paramètres. Moi, je ne savais rien sur la nutrition, j’ai tout appris, j’ai tout adapté. On disait qu’il fallait manger des pâtes avant un marathon, moi, ça ne fonctionnait pas. J’ai été nourrie au riz toute ma vie, mon organisme ne comprenait pas que je mange des pâtes. J’ai adapté, j’ai fait avec le riz.
Avez-vous de la reconnaissance pour Alain pour ce qu’il vous a apporté dans votre parcours ?
Ah oui. C’est clair, net et précis. C’est clair. Si on dit la course à pied était ma profession, je dirais que professionnellement, on a tout le temps été sur la même longueur d’ondes. Après, je n’étais pas trop d’accord quand il était mauvais caractère avec les journalistes. Mais vous savez, c’est comme les génies, ils sont spéciaux. Il a une part de génie. Pour moi, Alain, c’est un peu ça. C’est sûr que je n’aurais pas pu finir ma vie avec lui. Mais pour moi, il a eu le génie de m’amener là où je suis allée.
Cette quête, elle n’était jamais tournée vers des méthodes plus douteuses ?
Non, jamais, jamais. Nous, on faisait des VO2 régulièrement, en Suisse, à la Réunion. Je ne pense pas qu’un athlète de mon époque ait fait autant de tests médicaux que moi. On a aussi essayé la tente hypobarre. On a essayé pour voir si ça m’apportait quelque chose de manière naturelle. Après, on a dit que ce n’était pas naturel. Mais ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir un Alain Dallenbach. Comme je dis, c’est comme les artistes qui sont imbuvables. Il y a un côté de la personnalité qui est abject et de l’autre côté, il y a des qualités, le génie de la chose. Alain aurait pu être un très grand entraîneur. S’il n’y avait pas eu sa maladie, il aurait pu. Maintenant, il a déjà réussi ce que j’ai fait…
> Interview réalisée par Odile Baudrier
> Photos : Gilles Bertrand