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Philippe Dupont, pour un moment de paix

Philippe Dupont à Angers de la finale du 3000 mètres steeple remportée par Mahiedine Mekhissi

Philippe Dupont à Angers de la finale du 3000 mètres steeple remportée par Mahiedine Mekhissi

Philippe Dupont a eu trois vies. Celle d’athlète de haut niveau, deux fois sélectionné aux J.O. sur 800 mètres (Moscou et Los Angeles)  avec un record à 1’45 »55. Puis il est devenu prof dans un lycée de la banlieue parisienne avant de franchir la porte de l’entraînement. Aujourd’hui, il cumule les fonctions fédérales avec celle d’entraîneur d’athlètes professionnels, Mahiedine Mekhissi et Taoufik Makhloufi. Entre coups durs, éclairs de génie, polémiques et instants de paix, Philippe Dupont se confie sur ce métier obsessionnel.

 

Vous êtes originaire d’Allonnes, la banlieue du Mans, de quel milieu social êtes-vous originaire ?

On habitait les HLM d’Allonnes, le bâtiment A, le plus grand bâtiment de la cité, 12 étages, nous, nous étions tout en haut. J’y ai eu une enfance heureuse. Oui, j’ai des bons souvenirs, on ne roulait pas sur l’or mais nous n’étions pas malheureux avec des parents qui m’ont donné tout ce qu’on pouvait avoir besoin à l’époque et qui ont tout fait avec ce qu’ils avaient en leur pouvoir pour que l’on puisse s’épanouir et que l’on réussisse notre vie.

 

Lionel Palais, ce fut l’entraîneur de vos débuts, qui était cet homme ?

C’est l’entraîneur qui m’a emmené au Jeux Olympiques. C’est un entraîneur d’athlétisme à l’ancienne, il était gardien de stade, c’était lui le pôle attractif du club, bien sûr très disponible. Le fait qu’il soit gardien du stade, c’était la personne omniprésente dans le club. Il créait du lien. Il a créé un groupe de demi-fond qui a tenu longtemps. Dans le groupe, certains n’ont pas fait des miracles au niveau international mais des bons nationaux, nous avions une équipe de cross à laquelle parfois je prêtais mon aide.

Lionel Palais, c’était la passion, comme aujourd’hui, comme les entraîneurs qui trempent là-dedans, mais aussi la pratique, car il avait fait une carrière interrégionale, c’était un bon crossman dans l’Interrégion. Un bon meneur d’hommes, un bon dynamiseur, c’était l’âme, la force de ce club. Un petit club sans prétention mais avec des objectifs où j’y ai trouvé un bon équilibre.

 

Allonnes est connu par son cross, êtes-vous arrivé en athlétisme par le cross ?

Moi je raconte, pourquoi le 800 mètres ? Et comme quoi la détection peut être aléatoire.  Je suis arrivé à l’athlétisme par le basket, j’étais passionné par ce sport. Un jour, mon père me dit « tiens, il y a une course qui est organisée sur trois week end de suite, les trois jours de Chaoué, dans le bois de Chaoué où se déroule toujours le cross d’Allonnes. Et je gagne en cadet 1. L’entraîneur était là, et ça a démarré comme cela. J’ai fait un hiver de cross et l’entraîneur a vu que j’avais des qualités de vitesse. « Tiens tu vas faire un test », je fais un 200 mètres en 23 secondes sur une cendrée. Donc il ne m’a pas catalogué comme crossman et il m’a orienté vers le 800. J’ai démarré sur le 800 et j’y suis resté. Comme quoi, ca tient parfois à rien la détection.

 

A quel âge prend-on conscience que l’on a un potentiel et que l’on peut orienter sa vie vers le sport de haut niveau ?

C’est une question d’envie, de plaisir et moi j’ai vite trouvé du plaisir en progressant régulièrement, dans une dynamique de progression. Donc on ne se donne pas de barrières, de limites, même si les barrières, les limites arrivent toujours pour différentes raisons. Et assez rapidement, en 76, en junior 1, je fais une première sélection juniors, puis une en seniors, puis une en espoirs. J’ai également la chance de faire un France – Belgique, et ca met le pied à l’étrier. Je cours cette sélection avec Ivo Van Damme qui est juste  médaillé olympique. Il revient des Jeux, pour un gamin comme moi, c’est un fait marquant. Une occasion qui fait que le plaisir, la passion sont transcendés par des moments comme celui-ci.

 

Sur une photo ancienne, on découvre un Philippe Dupont, cheveux longs, bien dans son temps ou en marge compte tenu d’une pratique sportive qui parfois à l’écart de la société ?

S’intéresser moins au monde, c’est sûr car on donne tellement de temps. Mais j’étais qu’en même ouvert. Je n’étais pas comme certains sportifs actuels qui se lancent dans le sport de façon outrancière. J’étais d’un milieu familial modeste mais pour mes parents, il fallait faire des études. Moi mon rêve était d’être kiné ou médecin. Mais je me suis vite rendu compte que je ne pourrais pas continuer ma passion en faisant ces métiers là. Ce n’était pas possible car il n’y avait pas d’aménagements comme aujourd’hui. Il me restait  donc à monter à l’INSEP,  tu fais STAPS et tu deviens prof de gym. Il y aura un métier au bout. Si l’athlé s’arrête, tu ne seras pas sans rien. Je suis donc parti là-dedans. A l’INSEP tout était concentré pour réussir, mais moi j’avais besoin de ma vie provinciale, de voir ma famille, ma petite ville.  Lionel Palais m’entraînait encore mais Roger Thomas était là pour me conseiller et je conciliais les deux.

 

Roger Thomas, c’est toute une histoire de l’athlétisme des années 60. A-t-il été marquant dans votre carrière ?

Roger Thomas, c’est autre chose, c’est un apport supplémentaire sur le plan humain. C’est quelqu’un de riche, il écrivait des recueils de poèmes. Un bonhomme d’une richesse philosophique. Un exemple, on faisait des côtes, au même endroit où entraîne Bruno Gajer mais nous on n’allait pas sur le goudron, on allait sur la piste en terre, on variait beaucoup, et selon la saison, il parlait de la nature. Il parlait de politique. On ne prenait peut-être pas assez le temps d’écouter ou d’observer mais lui, le faisait. On le respectait, comme Jacques Darras aujourd’hui. Ce sont des personnages et nous, on était des « petits cons ».

 

Votre carrière, c’est une décade, ce sont 21 sélections, c’est l’athlé des matchs, éprouvez-vous de la nostalgie à évoquer cela ?

Ma carrière, j’aurais aimé que cela dure plus longtemps. Mais je l’ai vécue pleinement avec l’INSEP, avec Roger Thomas, avec Lionel Palais, avec une bande de copains comme Joseph Mahmoud, Pascal Debacker, Pascal Thiébaut. Oui, c’était l’athlé des matchs. Mais de la nostalgie (il  hésite…), non. C’était l’athlé de l’époque, avec d’autres moyens, les meetings commençaient à se mettre en place, et pour compenser le manque de compétitions, il y avait donc ces matchs, des France – Roumanie, France – Finlande, France – Suisse, les relais Jacques Cœur. On était heureux de courir là-bas car il y avait un truc collectif à aller chercher, on y a établi un record du 4 x 8. Tu me parles de France – Belgique, Lucien Rault, il était le plus vieux de l’équipe, il m’avait intronisé dans l’équipe, moi le plus jeune. Il y avait également Guy Drut, ils revenaient tous de Montréal, ça marque.

 

Finalement, de cette carrière, de ces deux sélections olympiques, d’un record personnel à 1’45’’XX, que faut-il retenir ?

De ne pas avoir fait une grande finale. Ca c’est mon grand regretL La finale d’Helsinki, je ne la rate de pas grand chose, je suis 3ème de ma demi-finale, avec le même principe qu’aujourd’hui avec un Joachin Cruz devant moi. J’ai donc fait une petite carrière, pas une grande carrière, mais j’ai croisé beaucoup d’entraîneurs, beaucoup d’expériences pour qu’ensuite je puisse me passionner pour l’entraînement.

Quant à mes 1’45’’55 à Lausanne, ce n’est pas la course parfaite, non, non, je passe à côté d’un chrono bien meilleur que cela. Finalement, mon meilleur souvenir en terme de perf., c’est quand je suis champion de France à Bordeaux en 1’45’’60. Dans une course pas rapide, je passe en 53’’ aux 400 puis en  1’20’’ aux 600 et un dernier 200 rapide, là je me dis, si tu trouves un meeting, là tu feras un 1’44’’, mais pas un 1’44’80. Oui j’avais l’obsession des 1’44’’ car José Marajo avait fait 1’43’’9 manuel et je me disais, ça je peux le faire. Sauf que derrière, je fais des meetings, mais toujours en séries B, à Zurich, à Bruxelles, je ne trouve pas les bonnes courses. Car on se démerdait seul pour trouver les meetings. Il y a quelques managers qui émergent mais ils prennent les Aouita, les Coe, c’est un début de marché. Le reste, on fait la queue pour être remboursé de nos frais, on passe la nuit à faire la queue dans les couloirs.

 

Les blessures sont là, une carrière s’arête, ce sont donc les années prof qui arrivent très vite, comment gère-t-on cette transition ?

Ce fut brutal. En 87-88, je me retrouve en établissement scolaire, le collège République, à Bobigny, une situation que je n’ai pas calculée. Et ça je ne l’ai pas préparé car j’étais toujours persuadé que j’allais recourir. Mais du jour au lendemain, je perds mon statut de haut niveau sans avoir anticipé. Alors, on s’installe à Fontenay sous Bois, près de l’INSEP, avec une petite espérance de recourir. Et je suis resté 5 ans à République. Tous les ans, je demandais ma mutation, mais je n’avais pas de points, je me suis dit « là, tu en tiens pour 10 à 15 ans ». Moi, je me voyais prof, chez moi à Allonnes, j’aurais été heureux dans ma région avec mes souvenirs d’enfance, avec mes souvenirs de profs, des gens heureux là-bas, je n’étais pas plus ambitieux que cela. Moi la cité, je la connaissais à Allonnes, mais là, c’était vraiment différent. Alors, on apprend à se battre, ce n’est pas un métier de prof de gym, c’est un métier du social.

 

Et quand débute vraiment ce métier d’entraîneur ?

La  passion d’entraîner, je la découvre en devenant cadre technique. Au lycée, ces jeunes, je ne pense pas à entraîner car je vis un vrai blackout par rapport à l’athlé. Je dis souvent « j’ai 40 ans d’athlé mais ce sont 40 ans moins 5 ». C’est finalement Jean Michel Eon, cadre technique en Pays de la Loire qui me dit Philippe, on se connaissait à peine, tu ne serais pas intéressé pour devenir cadre technique, un métier auquel je ne pensais même pas.  Mais c’est quoi cadre technique ? Il me répond « c’est faire de la formation, organiser des stages, entraîner, dynamiser l’athlé dans une Ligue avec des missions de pôles ». Et moi qui avais toujours le même but, c’est-à-dire revenir dans ma région, j’ai pris le poste et je me suis donc installé à Angers et de suite j’ai eu des contacts pour entraîner, dont Stéphane Renaud,  mon premier athlète. Ce fut d’une richesse, c’était un gamin qui est devenu un ami, j’ai noué des relations de proximité, ce fut comme une famille. Ma formation je l’ai donc faite avec des jeunes, et je me suis planté, Stéphane Renaud me le dit toujours « j’ai été un peu ton cobaye ». J’ai pris de mes entraîneurs, j’ai pris de moi, dans le ressenti, mais ce que je faisais ce n’était peut-être pas toujours adapté à l’athlète que tu as devant toi. Ce qui me fait penser que les athlètes qui n’ont pas connu le haut niveau ont plus de recul lorsqu’ils entraînent, ils ont des manques, mais nous, nous sommes peut-être trop convaincus que ce que nous avons fait est bon.

 

Avec l’ambition de sortir un athlète de haut niveau comme ce fut le cas avec toi pour ton entraîneur de tes débuts ?

Oui, on a tous cela derrière la tête, d’avoir un athlète de talent mais ce ne fut pas une obsession. Le plaisir c’est de faire progresser des athlètes en disant qu’on y est pour quelque chose, la passion s’étoffe comme cela. Et puis de former un groupe. Moi mon meilleur moment, c’est lorsque j’ai formé un groupe à Angers, avec des athlètes du cru, avec 7 à 8 athlètes à 1’50’’ et moins. Parfois on dit « Dupont il n’a pas formé, ah oui, Mekhissi on lui a apporté sur un plateau ». Mais j’ai eu des athlètes champion de France dans toutes les catégories jeunes, j’ai eu des jeunes médaillés dans ces catégories-là. Et moi, je me suis fais plaisir.

 

1997 – 2001, José Marajo vous confie un poste d’adjoint et arrive Patricia Djaté dans la bande. Vous sentiez-vous en capacité d’assumer ces nouvelles missions ?

Patricia arrive avec moi lorsque Richard Descoux (ndlr : il devient DTN) me la confie. Je suis intéressé de prendre le relais. Mais ce ne fut pas facile comme reprise car Patricia avait un passé, elle était  dans le format de l’entraînement de Richard. Cela lui collait parfaitement à sa mentalité, à sa façon de courir, à son physique, Richard lui convenait parfaitement bien. Moi, il me manquait un peu d’expérience, c’est arrivé un peu tôt. Il me manquait du caractère, de l’autorité. Une fille qui vaut 1’56’’, c’est difficile d’imposer. J’ai eu le sentiment que je voulais faire à ma sauce mais j’étais prisonnier car elle avait encore sans doute besoin de faire ce qu’elle savait faire. On se sent jugé. Je ne l’ai pas fait relâché. Je ne l’ai fait qu’avec des freins.

Philippe Dupont (à dr.)  à Hyères avec l'Equipe de France de cross

Philippe Dupont (à dr.) à Hyères avec l’Equipe de France de cross

En août 2001, Saïdi Sief tombe pour dopage. C’est votre athlète. Et dès lors, vous devez vivre avec cette blessure, cette cicatrice. Celle-ci est elle totalement refermée ?

J’apprends cette nouvelle, j’étais dans une voiture, je partais en vacances, je reviens des championnats du Monde d’Edmonton, j’ai hâte de retrouver ma femme et mes enfants, j’ai réservé un petit appartement au Sud de l’Espagne. Oui, c’est l’un des moments les plus douloureux de ma vie. Je ne devrais pas dire cela car ce n’est que de l’athlétisme. J’ai donc un coup de fil, puis la radio, puis les journalistes. Et là, ça me tombe dessus. A l’époque, en 2001, je n’avais plus mon père. C’est lui qui m’avait apporté ce papier et qui me demande si je veux faire ce cross de détection. Si je ne le fais pas, j’aurais sans doute eu une toute autre vie. Donc, il a beaucoup compté dans tout ce que j’ai fait. Et là, je n’ai pas mon père à ce moment.

 

On se retrouve au milieu du brasier, comment gère-t-on cela ?

Répondre à la presse, ne pas répondre, je suis quelqu’un d’honnête. Si je ne réponds pas « on va penser que j’ai quelque chose à voir là dedans ». Ca me pourrit ma vie tous les jours. Je comprends qu’on puisse se poser des questions « tu as eu une expérience douloureuse et 15 ans après tu reprends une expérience avec un athlète algérien du même calibre, Taoufik Maklhoufi ». Mais la question ne se pose pas comme cela, à un moment tu fais confiance aux hommes. Tu apprends à les connaître. Tu veux faire confiance. Avec Saïdi Sief, j’ai fait confiance. Oui, je me suis replongé dans les carnets, j’aurai dû voir, on refait le film. Je pense qu’à un moment, après Sydney,  il a peut-être bifurqué. Mais moi j’étais en confiance. Bien sûr on essaie de comprendre.

Je me suis donc intéressé à l’athlé différemment, je suis retourné dans ma Ligue à ma demande personnelle auprès de Robert Poirier. Je souhaitais refaire du boulot dans ma Ligue avec le pôle à Nantes. J’ai eu une forme d’écœurement, de lâcher prise, laisser moi faire quelque chose de différent. J’ai même arrêté d’entraîner à Angers. Alors j’ai remis le pied dans les suivis jeunes, je refais des matchs, des opérations cross, de la détection cross, je n’ai pas lâché le morceau.

 

Dans l’entraînement de haut niveau, il y a parfois une forme de sacrifice, une démarche obsessionnelle, quel est votre sentiment ?

A oui, il faut avoir une femme compréhensive. Car ça reste difficile pour nos vies de couples. Car il n’y a pas que l’absence physique. Parfois on est là, mais on n’est pas là, on est absorbé. Parfois ma femme, elle me parle, mais je ne réponds pas toujours quand il faut. Oui, il y a de l’obsession, c’est dangereux, ça peut être dangereux, on est obsédé par la planification, trouver les compétitions, les séances, la remise en question. Tu veux toucher l’excellence, tu cherches toujours ce qu’il faut faire de plus, de moins. Certains cherchent l’excellence avec le dopage, et puis il y a des entraîneurs intègres qui cherchent l’excellence. Comment mettre les choses le mieux possible pour que ton athlète puisse faire tout ? Aujourd’hui, tu ne peux pas te rater, il faut tout faire pour ne pas rater.

 

Mahiedine Mekhissi arrive donc dans votre vie, comment remet-on un pied dans le haut niveau après ces 9 années de silence ?

En 2009, en faisant une tournée à Ifrane, je croise Mahiedine. C’est notre premier contact. Mais moi, je n’étais plus dans l’entraînement de haut niveau. Puis en 2010, il me demande si je peux m’occuper de lui. Le contact se passe bien. J’aurais eu plaisir à le faire, mais je suis manager demi fond et je ne pensais vraiment plus entraîner, le break était fait. Donc je renoue le contact entre Mahiedine et Farouk Madaci. Je pensais que c’était la meilleure solution, que Mahiedine s’entraîne avec Farouk, car il est curieux, il est jeune, il pose beaucoup de questions sur l’entraînement et effectivement, c’était la meilleure solution. Mais après les J.O, suite à un différent entre les deux, je reprends contact avec Mahiedine car il s’entraîne depuis trois mois seul, il faut trouver une solution. Mahiedine me sollicite à nouveau et je replonge car Mahiedine, c’est quelqu’un que je comprends bien. J’ai eu le privilège d’apprendre à le connaître. Il ne faut pas être trop frontal, mais je pense qu’il ne faut pas trop biaiser car il sent très bien les hommes. Il a un instinct animal, ce n’est pas péjoratif de dire cela, il sent les choses. C’est une bête qui a été blessée. Je lui dis souvent. C’est dommage que son début de carrière fût entaché par le soupçon. Il a une vie pas si facile que cela. Je la comprends. Moi parfois, je leur dis « moi aussi je viens de la cité. Moi je vais vous faire voir dans quel HLM j’habitais, quand l’étage était bloqué, moi aussi je montais à pied ». Donc je connais un peu et cela compte dans le relationnel que j’ai avec lui. Il faut essayer de comprendre. Au Portugal, la première fois que l’on se rencontre, on a beaucoup parlé, on a tout mis sur la table, la mascotte, l’affaire avec Baala. C’est un écorché vif. Avoir sa confiance, c’est compliqué.

 

Ca saigne encore ?

On ne lui a pas fait de cadeau. Pourquoi on le salit d’entrée ? C’est une surprise ? Oui, mais avant les J.O. il réalise qu’en même 8’14’’ et son parcours n’est pas si incohérent. Il faut avoir discuté avec lui. En junior,  il fait 9 minutes au 3000 steeple, mais comment s’entraînait-il ? A quel moment, commence-t-il à  s’entraîner beaucoup ?  Qu’est-ce qui déclenche tout chez lui ? Ce sont les championnats du monde  juniors. Il dit à son coach « je veux faire les Mondiaux de cross, tu m’entraînes. Et si je me qualifie, je fais de l’athlé. » C’est ça le déclic. Et la progression est vite arrivée car il  a mis l’entraînement qui allait avec.

 

Est-il vrai que tu as fait appel à un psychologue pour mieux comprendre les échanges que tu as avec Mahiedine ?

Oui, je l’ai fait. Pour comprendre les mots et ça m’a fait du bien. La psychologue a été claire, s’il vous dit cela, il ne faut pas l’interpréter comme cela car il n’a pas le même discours que vous. De plus, la psy était de culture maghrébine. Donc elle connaît l’usage des mots. Moi j’ai des principes, j’ai été élevé comme cela. Dire bonjour, dire merci. Parfois il est un peu brutal. J’ai donc appris à le connaître. Avec lui, il ne faut pas être dans une analyse sèche.

 

Vous n’étiez pas catalogué entraîneur de steeple, alors comment avez-vous appréhendé cette discipline ?

Moi, je m’éclate dans le demi-fond. En fait, avec le 800, je ne trouve pas la même richesse qu’avec le cœur du demi fond, le 1500, le 3000. En plus, Mahiedine, c’est un vrai coureur de 1500, Zurich l’a prouvé. Il le démontre aussi lorsqu’il dispute la Coupe Continentale à Split, derrière Kiprop. Il termine 3ème, dans la ligne droite il se fait battre mais il ne lui manque rien pour les chatouiller. Lui, il dit toujours « on m’a catalogué coureur de steeple, mais moi je suis un coureur de demi-fond complet ».

 

Suite à sa blessure, avez-vous pensé à l’option 5000 mètres en vue des J.O. ?

L’option 5000 suite à sa blessure, non car le 5000, il faut une base de foncier différente, volumineuse et qu’avec les mois que l’on a passé pour reconstruire, ce n’aurait pas été évident. Ce fut une période plus compliquée car c’est la première fois qu’il traverse une période comme celle-ci. La mise en confiance fut progressive, pouvoir recourir, pouvoir recourir vite et longtemps, passer des obstacles puis mettre des pointes puis faire du spécifique.  Ce fut très exigeant, avec une disponibilité mentale totale. Mahiedine, ce n’est pas quelqu’un qui habituellement doute beaucoup. Lorsqu’il entre dans une chambre d’appel, il a une âme de guerrier. C’est un fauve. Ce n’est pas parce qu’il ne montre rien qu’il n’a pas un peu de stress. Il dit souvent « Lorsqu’il y a 4 Kenyans avec moi, je sais que tous sont là pour me démonter, et moi je suis seul pour faire face ».

 

Et aujourd’hui à quelques semaines des J.O., se sent-il seul avec ses doutes ?

C’est un gros pari. Mais on peut l’excuser d’être dans une période  où le doute s’est immiscé. Il est plus dans le questionnement. Il est dans une période de  reconstruction, il a cela en tête. Il a été habitué à se faire mal pour aller chercher aussi loin,  aujourd’hui, il retrouve cela.

 

Vous êtes entraîneur national mais aussi entraîneur qui gère des professionnels, l’arrivée de Taoufik Makhloufi a été beaucoup critiquée. Pourquoi une telle décision ? Est-ce le fait qu’à 60 ans, la vie est courte et qu’il faut en profiter ?

Je ne suis pas dans ce truc-là.  Moi, je suis dans l’humain.  Un moment, cela répond à un besoin, à des demandes. Dans la justification, cela ne va plus loin que cela.

 

Cela peut être commandé par une quête de l’absolu ?

Franchement, je n’ai pas pris Taoufik car je voulais un champion olympique. Non.

 

Mais cela pouvait être interprété comme cela ? En sachant que vous alliez prendre des coups notamment de certains coureurs français qui sont sentis délaissés ?

Oui, la réaction est obligée. Vous savez, quand ça reste à petit niveau, personne ne cherche à comprendre mais quand c’est du haut niveau, on dit qu’il y a de l’intérêt. C’est facile pour moi de vous dire que ce n’est pas comme cela. Un moment, j’ai croisé des gens, on m’a présenté Maklhoufi, cela a pris du temps, j’ai refusé pendant deux ans. Puis j’ai appris à le connaître, comme Mahiedine. C’est un bon mec. C’est juste cela. Cela va au-delà des chronos.

 

Lors d’une finale, où regardez-vous celle-ci dans le stade ?

J’aime être à l’écart. Pas tout seul, c’est trop dur. Avec un ou deux coachs qui ressentent les mêmes choses que moi. Dans la ligne opposée. Parfois on est dans la confiance, parfois ça te dévore et parfois non. Un type comme Mahiedine, c’est quelqu’un qui apporte de la confiance, il a connu si peu d’échecs qu’il ne montre pas son stress. Sur un terrain, il est dedans. On le dépose à la chambre d’appel, tu dis simplement deux mots, c’est tout. Zurich fut un moment fabuleux. Lorsque Mahiedine enlève le maillot, ma première douleur est pour lui.  Le soir, j’arrive seul dans ma chambre après l’avoir fait mangé. Je lui ai dit « tu ne peux pas repartir là-dessus. Demain tu es aux séries du 15. Il n’a pas moufté ». Tu te dis «je viens de passer un an avec un mec, à faire le mieux du mieux, et ça se termine comme cela pour lui. C’est le pire qu’un entraîneur puisse vivre. Le lendemain, je le vois le matin, il arrive, il a une mine de déterré, il n’a pas dormi de la nuit, je me demande qu’est ce qu’on va en faire. En course, il est à l’agonie mais par fierté, dans la ligne droite il s’arrache pour se qualifier. Le lendemain, on avait jour de repos. Ce fut un moment incroyable, on s’est retrouvés tous les deux, seuls sur un petit stade, on a passé un moment là à une petite séance tranquille, on était serein. C’est là qu’on se dit, c’est sa force, pouvoir effacer ces instants de sa mémoire. Il était là, c’était paisible, on avait l’impression d’être dans une période normale à préparer quelque chose de simple. C’était un moment de paix. Le lendemain, la course, c’est le chef d’œuvre de Mahiedine.

> Entretien réalisé à Angers par Gilles Bertrand – photos Gilles Bertrand