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Marcel Philippe, un américain à Paris

Marcel Philippe dans son bureau au sein de la Special Narcotic Prosecutor à New York

Marcel Philippe dans son bureau au sein de la Special Narcotic Prosecutor à New York

En septembre 1973, Marcel Philippe fait la couverture du Miroir de l’Athlétisme. Ce magazine s’est entiché de ce coureur de 800 mètres franco-américain, étudiant en philosophie et qui s’apprête à devenir avocat. En 1972, éliminé des trials aux Etats Unis, il opte pour la France afin de disputer les J.O. Pendant cinq ans, il mènera une carrière internationale sur 800 m avant de devenir avocat puis juge au département des stups à New York, Nous l’avons rencontré dans son bureau un jour d’audience où se jugeait une procédure de demande de caution pour libérer un dealer de drogue.

Texte et photos Gilles Bertrand

 

Onzième étage, encore un grand couloir, au fond, une porte vitrée. Marcel Philippe marche d’un pas décidé, son dossier bien serré dans le pli de son bras replié. Sur notre droite, une grande porte ouvre sur la salle d’audience. Nous rentrons.

Marcel Philippe est juge d’instruction auprès du Tribunal de New York. Son anxiété est manifeste, il ne s’en cache pas « oui, lorsqu’une affaire est importante, j’ai toujours peur qu’il manque une pièce au dossier ». Mais aujourd’hui, ce qui le tracasse le plus, c’est la présence ou non de l’avocat de la défense aux côtés du prévenu. Même s’il avoue « l’avocat a tout intérêt à être présent car il a besoin de faire du cinéma auprès de la famille. Cela justifie les sommes qu’il demande ».

En cette matinée du 4 novembre, Andres Cadelario doit être présenté devant le juge à propos de sa libération sous caution. L’homme originaire de St Domingue est tombé pour trafic d’héroïne en 2011. Dans le dossier d’accusation, de nombreuses photos sont autant de pièces à charge. Elles ont été prises sur le vif lors de la transaction financière entre le dealer et un agent fédéral undercover, infiltré dans ce réseau de drogue. 155 000 dollars, telle était la somme. Une photo témoigne de la prise, une rangée de billets verts bien ficelés en paquet de taille identique. Mais au-delà de ces preuves formelles, Marcel Philippe veut démontrer que le porteur de caution n’est pas digne de foi. Les investigations conduites avec son équipe d’enquêteurs ont apporté la preuve que l’origine des fonds pour financer cette caution est en lien direct avec ce trafic de drogue «Aujourd’hui, c’est la partie la plus critique de cette affaire. Je sais qu’il est « très » coupable. Toute la famille vit sur le trafic. Je veux donc le garder en prison sinon il pourrait éviter le procès ».

La famille est arrivée tôt, assise, silencieuse. L’avocat aussi. Marcel Philippe ne peut s’empêcher de souffler comme un signe de soulagement « bon l’avocat est présent » puis il s’est assis sur une petite table, griffonnant encore quelques notes, le dos voûté sur un dossier qu’il tripote fébrilement. Il est 10h, la juge a déjà trente minutes de retard. Il quitte son siège pour venir expliquer : « ici la devise c’est « dépêche toi puis attends ». Quatre policiers de la New York State Court tuent le temps. Il raconte « lors d’une précédente affaire, on  a fait attendre le détenu 48 heures dans une prison annexe». Son exaspération est manifeste : « 48 heures pour franchir seulement 11 étages !?».

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Madame le juge arrive enfin, bouteille de jus de fruit à la main, cheveux tirés, petits chignons ronds. Elle ajuste ses lunettes en écailles noires. Personne ne se lève. Un jeune homme à la mine d’enterrement prend place devant le juge, encadré par ses deux avocats. Ils portent un costume gris, une fine cravate noire, les cheveux longs noués en arrière. Il fait bonne figure. L’échange est triangulaire entre le juge, les avocats et deux jeunes femmes habillés bcbg représentant le procureur. Prise de parole rapide dans les deux camps, cette première affaire est vite expédiée.

Marcel Philippe est toujours aussi anxieux. Le détenu ne sera visiblement pas présenté à la cour comme espéré. Il se lève, se dirige vers une femme en tailleur gris. C’est l’avocate d’Andres Cadelario. De bouche à oreille, ils échangent quelques mots. Nous sortons. L’affaire est ajournée alors que dans le couloir se présente, escortée par un policier armé, une douzaine de jurés pour l’affaire suivante.

Ce Palais de justice, cette cour pénale, ce bureau des stups, Marcel Philippe en arpente les couloirs, les salles d’audience et d’interrogatoires depuis 35 ans.  Une fois revenu à son bureau situé au 80 de Center Street, il raconte cette anecdote : « J’ai débuté deux ans dans le privé avant de rentrer dans le public. Je me souviens m’être présenté dans un cabinet d’avocats. L’homme fumait un gros cigare. Une fois devant lui, il me dit : « Je n’ai pas de poste pour vous, je voulais juste voir la tête de quelqu’un qui a lâché ses études pour préparer les Jeux Olympiques ».

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« Un Américain à Paris », lorsque Marcel Philippe rejoint Vittel en 1972, pour intégrer le camp d’entraînement pré-olympique à quelques semaines des J.O. de Munich, c’est ainsi qu’on le surnomme. La presse l’accueille avec curiosité et empathie, les athlètes de l’équipe de France avec méfiance pour ne pas dire plus. C’est l’intrus, l’exilé, l’apatride d’autant plus que son vocabulaire est limité. En langue française, il est tout juste capable de dire bonjour et merci mais son histoire, les Parienté, les Billouin, les Pointu s’en délectent. Enfin de la profondeur, de la hauteur ! Il devient la coqueluche d’une presse sportive qui en fait son nectar. Car le jeune homme aux origines bretonnes, est étudiant en philosophie à l’université de Fordham et se prépare à devenir avocat. Son auteur préféré est Platon et de surcroît, il court depuis trois ans déjà sur le circuit NCAA croisant le fer avec les Wottle, Wolhuter, Swenson, Ryun, la génération dorée des seventies. Il compte même une sélection américaine pour un match Etats Unis – Union Soviétique disputé en salle à Richmond. Avec force détails comme un procureur méticuleux, il décrit ce 4 x 8 disputé dans une ambiance « très nationaliste. Le public se foutait de l’athlétisme. Il voulait juste voir les Américains gagner. Moi, j’avais le dernier relais. Il n’était pas question que je perde sinon, jamais je n’aurais pu sortir de la salle. Mais on les a écrasés de façon ridicule et l’année suivante, les Russes ont exigé qu’il n’y ait pas de 4 x 800 ».

Marcel Philippe (à dr.) au coude à coude avec Francis Gonzalez

Marcel Philippe (à dr.) au coude à coude avec Francis Gonzales

Marcel Philippe est donc né d’un père originaire du Finistère Sud, une région décimée par la Grande Guerre, le grand père, engagé dans le régiment colonial, est d’ailleurs tué au combat. A 16 ans, le père décide de quitter sa Bretagne natale et la ferme familiale de Leuhan. C’est à bord du paquebot De Grasse qu’il traverse l’Atlantique en octobre 1929 alors que l’Amérique sombre dans la grande dépression. Qu’importe la crise économique et le krach boursier, New York accueille ces jeunes immigrés travailleurs et besogneux. Il devient cuisinier, il ouvre même son propre restaurant associé à son frère Yves puis au décès de celui-ci, il intègre de grands hôtels de Manhattan comme le Warldof Astoria. « Mais pour autant, nous étions une famille pauvre. Nous habitions à cette époque dans le Queens », souligne Marcel Philippe déjà brillant élève dans un lycée catholique. Talentueux coureur également, ce qui lui permet de  rentrer à l’université malgré les conditions modestes de sa famille. Il espérait Princeton, c’est finalement Fordham qui le choisit.

Cette université jésuite de la côte Est a forgé sa réputation sur son enseignement supérieur catholique, quant au sport, ce n’est pas une priorité comme ce peut l’être dans l’Oregon ou Villanova. Il se souvient : « Nous n’avions pas vraiment de piste. Pour cela nous devions aller vers la 20ème, il y avait une piste en terre battue. Nous n’avions pas vraiment de coach, pas d’équipe. La priorité n’était pas de courir. Lorsque je suis arrivé en France, tout le monde pensait que je vivais en Californie et que j’étais pro. C’était loin d’être le cas ».

Son arrivée en France, elle n’était pas programmée. A dire vrai, éduqué à l’américaine, rien ne le rapprochait de la France pompidolienne, de la Bretagne de ses aïeux. Il précise « mon père était parfaitement intégré. J’étais donc totalement coupé de la France. Nous étions plus tournés vers Québec d’où était originaire ma mère. Chaque été, nous prenions la voiture et nous allions à Joliette ».

Son arrivée en France ne tient qu’à une fraction de seconde, à une course mal ficelée, courue toute à l’extérieur lors des sélections olympiques disputées à Eugene le 1er juillet 1972 alors que Jim Ryun mine le terrain et que Dave Wottle bat le record du monde en 1’44’’3. Marcel Philippe termine seulement 7ème.

« Mais tu sais que tu es Français » cette anecdote fait les choux gras de l’Equipe et du Miroir de l’Athlétisme en son temps. Lorsque l’étudiant rentre à New York, 1’46’’ dans les bagages mais en rade sur le quai des J.O., son père le remet sur le marche pied. 1’46’’, c’est largement suffisant pour prétendre à une sélection avec l’équipe de France. Il s’empresse de filer au Consulat pour régulariser sa situation car « je n’avais jamais été inscrit sur le livret de famille ». Robert Bobin, alors DTN, flaire le bon coup et avec l’assentiment de Joseph Comiti, secrétaire d’Etat au Sport dans le gouvernement Messner, Marcel Philippe s’affranchit des Yankies. Il avoue : « cela m’a rapproché de la France. Vous savez que ma dernière voiture, ce fut une 405, je l’ai gardée 21 ans ». Aujourd’hui, signe d’appartenance manifeste, il porte à la boutonnière de son costume l’insigne de la Ligue d’Athlétisme de Bretagne.

Marcel Philippe porte à la boutonnière l'insigne de la Ligue de Bretagne dAthlé

On découvre alors un jeune homme qui, sur les pistes, ne manque pas de caractère. L’emblème de son Université n’est-elle pas le bélier ! Dans un pack, Marcel Philippe se fait une petite réputation. C’est celui qui déménage « je me défendais tout simplement. Vous savez, quand vous courriez comme un Marcel Plachy, il fallait se défendre ». Il raconte également cette anecdote qui Outre Atlantique confirme le caractère bien trempé, tenace du futur avocat : « C’était à Detroit, je me souviens c’était juste avant que la ville tombe dans la dépression. C’était très tendu, les policiers étaient habillés à cette époque avec de grands manteaux de cuir comme la gestapo, c’était très impressionnant ». Ce 800 mètres, championnat NCAA en salle disputé sur un tourniquet de 160 yards (soit 145 mètres), il tourne au pugilat entre le Franco-Américain et Tom Von Ruden, deux fois sélectionné aux J.O. sur 1500 mètres « je savais que j’allais gagner, mais c’était comme la lutte, la boxe, l’arbitre se cachait même les yeux pour ne pas voir. J’ai fini par le prendre et le jeter. J’ai fini second et j’ai été disqualifié. Le lendemain j’ai couru le 4 x 8. Tout le public était contre moi, heureusement les coureurs de l’Est s’étaient tous regroupés pour me soutenir ».

Marcel Philippe (à dr.) s'imposant devant le tchèque Plachy

Marcel Philippe (à dr.) s’imposant devant le tchèque Plachy

En France, la carrière de Marcel Philippe sera finalement courte mais dense. Cinq années où la fin de printemps venue, lorsque l’année universitaire se termine, il quitte son campus pour le camp de base de l’INSEP, licencié dans un premier temps au Racing puis au Stade Français de Raymond Lorre. Il remporte ainsi deux titres de champion de France et porte le record de France à 1’45’’79 à Nice en 1973, battu ce jour là par John Walker dans un championnat de France ouvert aux étrangers. C‘est encore aujourd’hui la 17ème meilleure performance française de tous les temps et la cinquième chez les espoirs.

Après les J.O. de Montréal pour lesquels il se qualifie à nouveau, sa carrière athlétique tire sur la fin, il raconte : « A Montréal, on me prenait déjà pour un vieux. Finalement, c’était plutôt mal vu de courir. Je me souviens aux J.O. m’être retrouvé chez le kiné avec le Finlandais Tapio Kantanen. Il avait remporté deux médailles d’argent sur le steeple. Il avait deux enfants. Je me demandais « mais pourquoi il continue alors qu’il n’y a rien à gagner ». Vestiges de cette époque lointaine, dans le bureau de Monsieur le Juge, une photo panoramique en noir et blanc de l’équipe olympique 1976 où l’on reconnaît facilement Guy Drut et dans une armoire en ferraille, quelques vieux oripeaux posés sur leur cintre, un sweat bleu foncé du Stade Français ainsi qu’un imperméable couleur bronze, celui que portait la délégation française à Montréal. Il le plaque devant lui en passant une main sur les coutures pour affirmer « cet imper, il est increvable, je le porte toujours, il va durer bien plus longtemps que moi » et d’ajouter « oui, je suis nostalgique ».

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Après avoir été admis au barreau en 1978 à l’âge de 27 ans, le graduate de Fordham intègre le département des stups et du blanchiment d’argent en 1981 pour 21 000 dollars à l’année.  1981, c’est justement l’année noire du crime avec 2600 meurtres recensés par le NYPD. Un terrain miné que ce New York des parrains, les Spero, les Massino, les Rastelli,  où l’héroïne se vend 200 000 dollars le kilo. Il raconte : «Nous mettions beaucoup de monde en prison. Nous étions très actifs. A tel point qu’une barge avait été amarrée sur les bords de l’East River comme prison annexe. A cette époque, une grosse saisie, c’était 12 kilos. Aujourd’hui, 60 à 100 kilos, ça ne représente rien ».  .

35 ans plus tard, New York est et reste en proie à ses démons. Les rapports du Special Narcotic Prosecutor le confirment,  cocaïne et opiacés synthétiques détruisent des vies, des jeunesses, des familles, des quartiers, le « bélier » Marcel Philippe l’avoue « oui c’est une mission ». Il ne manque jamais d’exemples, d’anecdotes pour nourrir son propos comme celle- ci : « C’était en 2011, une personne se présente devant moi pour apporter une caution de 50 000 $. Elle présente bien, elle parle bien, elle affirme avoir un MBA. Après deux ans d’enquête et un dossier représentant pas moins de 11 boîtes, j’ai démontré que c’était une voleuse. Je l’ai revue trois ans plus tard, menottée, elle allait être extradée ». A l’inverse, sur l’affaire DSK, il ne souffle mot, il avoue juste « je pourrais vous en dire beaucoup mais je suis tenu par le secret ». Lorsque l’ancien directeur général du FMI est présenté au juge en 2011 dans l’affaire du Sofitel, Marcel Philippe est nommé pour assister les autorités françaises présentes au tribunal.

Dans ce bureau, modeste, sans luxe ostentatoire, les dossiers s’empilent sur une table ronde dans un désordre mesuré. Il n’y a plus de place pour poser les coudes, Marcel Philippe ne semble guère s’en préoccuper. Il avoue : « Moi, j’adore les papiers. On y trouve tellement de choses. Quand ça chauffe, on se met dedans, ça prend aux tripes ». L’ancien coureur de 8  ajoute : « Ca aussi c’est de l’action car il ne faut pas l’oublier, ce sont des criminels ».

> Texte et photos Gilles Bertrand

> Photos noir et blanc archives Miroir de l’Athlétisme