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Analyse : Caster Semenya, un cas unique dans l’athlétisme

A Londres, Caster Semenya a remporté une nouvelle fois le titre mondial sur 800 mètres, tout en terminant 3ème sur le 1500 mètres. La Sud Africaine confirme ainsi son omniprésence, et le débat continue de savoir si sa qualité d’hyperandrogénisme, comprenez dotée d’un taux élevé de testostérone, l’avantage ou pas face à ses rivales féminines. Jean-Claude Vollmer, spécialiste de l’entraînement demi-fond, et de l’analyse des performances, apporte un éclairage nouveau sur les résultats réalisés par Caster Semenya, qui a couru son dernier 100 mètres à Londres plus vite que Pierre Ambroise Bosse ! En résumé, Caster Semenya représente un cas strictement unique dans l’histoire de l’athlétisme.
Texte : Jean Claude Vollmer

 

Caster Semenya, 3ème, Faith Chepngetich Kipyegon, 1ère, Jennifer Simpson 2ème, sur le 1500 m

Caster Semenya, 3ème, Faith Chepngetich Kipyegon, 1ère, Jennifer Simpson 2ème, sur le 1500 m

Jean Claude Vollmer a malaxé beaucoup de chiffres pour alimenter et (peut-être !) éclairer le débat sur Caster Semeyna.

Les doublés (800 m – 1500 m) lors de grands championnats

A la lecture du tableau suivant, on constate que le doublé de Semenya n’est pas une première et que de nombreuses coureuses l’ont tenté et terminé sur le podium des 2 épreuves.

 

Année 800 m   1500 m  
JO 76 Kazankina 1 ère 1:54.94 1 ère 4:05.48
JO 80 Olizarenko 1 ère 1:53.43 3 ème 3:59.6
Monde 83 Podkopayeva 3 ème 1:57.58 3 ème 4:02.25
JO 84 Melinte 1 ère 1:57.60 2ème 4:03.76
Monde 95 Holmes 3 ème 1:56.95 2 ème 4:03.04
JO 96 Masterkowa 1 ère 1:57.63 1 ère 4:00.83
Monde 99 Masterkowa 3 ème 1:56.96 1 ère 3:59.53
JO 2004 Holmes 1 ère 1:56.38 1ère 3:57.90
Monde 2017 Semenya 1ère 1:55.17 3 ème 4:02.90

Profil de performances des meilleures coureuses par décennie depuis 1971

Le tableau suivant, tiré de l’ouvrage collectif « Le 800 mètres .Analyse descriptive et entraînement » (éditions INSEP) présente les profils des 10 meilleures par décennie et montre que Semeyna présente (pour ses performances de la décennie 2011 => …) un profil particulier.

En simplifiant les contenus du tableau, on peut classer les coureuses de 800 m en 3 catégories :

Profil 400 m – 800 m : coureuses de 400 m ayant réalisé moins de 50.50

Profil 800 m : coureuses qui ne présentent que des performances sur 800 mètres

Profil 800 -1500 m : coureuses de 1500 mètres ayant réalisé moins de 4’02

Si le profil 400 m – 800 m est plutôt rare avec Minyeva , Kratochvilova – qui est principalement une coureuse de 400 m (47.99) et n’a couru qu’une saison (1983) sur 800 m – , Quirot , Miles Clarke, le profil 800 m – 1500 m est le plus courant avec 18 filles dans la zone à 4 :02 au 1500 mètres .

Le reste des 40 profils présentés étant des profils spécifiques 800 m, sans performances sur les distances périphériques ou avec des performances ne leur permettant pas d’atteindre des podiums sur ces distances.

Meilleure perf. 400 m 1500 m 100 m/ 200 m 1 000 m /2000 m 3000 m /5 000 m
1971 à 1980 Olizarenko 1:53.43 50.96 3:56.8
Mineyeva 1:54.81 50.3
Kazenkina 1:54.94 54.0 3:52.47 5:28.77 8:22.62
Shtereva 1:55.42 4:05.32 i
Providokhina 1:55.46 51.86 3:58.37 2:30.6
Zinn 1:55.60
Weisss 1:55.74 2:31.74
Gerasimova 1:56.00
Petrova 1:56.2 51.82 3:57.4 2:33.00
Kämpfert -steuk 1:56.21 2:30.85
Moyenne 1:55.381 51.8 (n=5) 3:58.27 (n=5)
1981 à 1990 Kratochvilova 1:53.28 47.99 11.09 /21.97
Quirot 1:54.44 49.61 4:13.08 23.07
Melinte 1:55.05 52.5 3:56.7 2:31.85
Grau 1:55.26 2:31.77
Wachtel 1:55.32 54.36 2:30.67
Gurina 1:55.56 51.38 4:02.47 2:32.97
Kovacs 1:55.68 2:32.40
Podyalovskaya 1:55.69
Veselkova 1:55.96 51.77 4:20.89
Podkopayeva 1:55.97 52.74 3:56.65 2:37.27
Moyenne 1:55.221 51.42 ( n=7) 2:32.82 ( n=7)
1991 à 2000 Quirot 1:54.84 49.61 4:13.08 23.07
Mutola 1:54.19 51.37 4:01.50 23.86 2:29.34
Melinte 1:55.05 3:56.7 2:31.85
Van Langen 1:55.54 4:06.97 2:35.21
Dong Liu 1:55.55
Masterkova 1:55.87 52.12 3:56.77 2:28.98
Nuritdinova 1:55.99 2:35.03
Holmes 1:56.21 53.8 3:57.90 25.29 2:32.55
Yunxia Qu 1:56.24 3:50.46 8:12.18
Miles Clark 1:56.40 49.40 4:34.25 * 11.78/23.03
Moyenne 1:55.648 51.48 ( n=5) 4:00.65 (ss*)
2001 à 2010 Jelimo 1:54.01 52.14
Batageli 1:55.19 54.31 4:02.44 2:31.66
Semenya 1:55.45 52.54 4:08.01
Andrianova 1:56.00 4:12.02
Busienei 1:56.04 4:02.32 2:37.98
Calatayud 1:56.09 50.87
Benhassi 1:56.43 4:02.54
Khrushschleva 1:56.59 51.49
Klyuka 1:57.04 53.12
Kostetskaya 1:57.07 54.72 4:01.77
Moyenne 1:56.07 52.74 ( n=7) 4:04.87 ( n=6)
2011 à …. Semenya 1:55.16 50.40 4:01.99
Niyonsaba 1:55.41
Wilson 1:55.61 54.43 4:12.10 2:44.05
Jelimo 1:56.76 52.14
Hassan 1:56.81 2:34.68 8:29.38
Wambui 1:56.99 51.39
Jepkoech Sum 1:56.99 4:01.54 8:53.12
Bishop 1:57.01 56.46 4:09.58 2:38.75
Kostetskaya 1:57.19 54.74 4:01.77
Montano 1:57.37 52.96
Jowzyck 1:57.37 55.16 2:34.93
  Moyenne 1:56.60 53.46 4:05.40

Comment se situe Caster Semenya dans cette catégorisation ?

Lors de la décennie 2001 => 2010 elle présente clairement un profil « 800 m spécifique ».

Depuis son retour au plus haut niveau en 2016 avec ses 50’’40 au 400 m et 4’01’’99 au 1500 m , elle est tout simplement Unique car pouvant être à la fois profil 400 m et profil 1500 m.

Et encore elle n’a abordé que très rarement ces disciplines.

400 m : Pour son seul 400 mètres couru au niveau international l’année passée à Bruxelles et remporté en 50’’40 , elle a battu Okolo (USA) 2ème avec 50’’51 et McPherson (Jamaïque) 3ème avec 50’’51. Les meilleures performances de ces athlètes sur 400 mètres sont respectivement de 49’’71 et de 49’’94 .

On peut donc raisonnablement penser qu’elle vaut mieux sur 400 mètres.

1500 mètres : aux championnats du monde à Londres, elle termine 3ème à quelques dixièmes de Kipyegon dans une course tactique sur une distance qu’elle abordait pour la première fois au niveau international et qu’elle ne maîtrise pas encore.

Elle a pourtant terminé sur les talons ou battu des filles qui ont déjà réalisé des chronos impressionnants sur la distance : Kipyegon : 3 :56.41, Simpson (2ème) 3 :57.22, Muir (4ème) 3 :55.22, Hassan (5 ème 3 :56.05).

Sur cette distance aussi on peut supposer qu’elle vaut nettement mieux ? Rien de banal mais unique !

Trouve -t-on ce profil particulier chez les coureurs de 800 m masculins ?

Amusons- nous à mettre en perspective les meilleures performances de Semenya en 2016 avec le meilleur coureur de 800 m masculins en 2016 (Rudisha)

En 2016, Caster Semenya est :

1 ère au bilan mondial sur 800 m avec 1 :55.28 sur 800 mètres

12ème au bilan mondial sur 400 mètres avec 50.40

14ème au bilan mondial sur 1500 mètres avec 4 :01.99

Si Rudisha, premier au bilan mondial sur 800 m avec 1 :42.15 présentait le même registre de course que Semenya et par conséquent le même ranking mondial dans les différentes disciplines, voici les performances qu’il aurait dû faire en 2016 :

  • Sur 400 m : 44.60
  • Sur 1500 m : 3.33.36

Il en est loin !

On peut affirmer que jamais un tel profil de cette nature n’a existé sur 800 mètres.

En effet, les meilleurs coureurs de 800 m présentant des performances de haut niveau sur 400 m ont été :

800 m 400 m 1500 m
Juantorena 1:43.44 44.26 3 :45.5
Korir 1 :43.0 44.53  
Everett 1 :43.20 44.56  
Les seuls ayant réalisé moins de 44.60  
Lopez 1:43.07 45.11  
Rudisha 1:40.91 45.50  
Amos 1:41.73 45.56  

Le constat est simple : les coureurs de l’élite du 800 m avec des performances de haut niveau sur 400 m ne présentent jamais de performance notable sur 1500 m donc dans le secteur aérobie.

Ce profil, physiologiquement improbable sinon impossible n’existe pas chez les hommes et chez les femmes, Semenya est la seule à le posséder..

Un negative split impressionnant

La course de 800 mètres est une course où l’on meurt à petit feu c’est-à-dire qu’on a une vitesse qui décroît fortement sur les derniers 100 mètres (voir l’ article de C. Hanon et B. Gajer : «Répartition des efforts au cours du 800 m masculin couru avec une optique de performance » dans l’ouvrage cité plus haut.

Lors des courses de championnats, ce constat n’est pas systématiquement vérifié chez les masculins car pendant ces courses, l’aspect tactique prend une dimension primordiale. On peut alors assister à des courses en négative split avec une fraction terminale plus rapide que le début de course.

Chez les femmes, l’analyse (voir tableau suivant) des finales de tous les grands championnats féminins (JO et monde) depuis 1964 montre que cette tendance ne se vérifie pas chez les féminines et que sur 26 courses analysées, seules 3 finales ont été courues avec un 2ème 400 m plus rapide que le premier.

Ce sont les finales d’Edmonton (2001), Paris (2003) avec la même coureuse victorieuse : Maria Mutola en 1 : 57.17 (59.3 + 57.87) et 1 :59.80 (61.30 + 58.5) et celle d’Helsinki avec Calatayud en 1 :58.82 (60.72 + 58.11).

Analyse de la course de Londres

Temps de passage

200 m 27’’02 Niyonsaba

Wilson

400 m 57’’98 Niyonsaba

Semenya

58’’53 Semenya
600 m 1’27’’07 Niyonsaba

Wilson

1’27’’5 Semenya
800 m 1’55’’16

1’55’’92

1’55’’61

Semenya

Niyonsaba

Wilson

 Nous avons donc la répartition suivante :

Semenya :     58.53 + 56.63 (différentiel : – 1,9 sec)

Niyonsaba :  57.98 + 57.94 (-0,04)

Wilson :        58.21 + 58.44 (+0,23)

Semenya a donc couru un 2ème 400 m plus rapide que le 1er sur une base chronométrique très élevée (les autres finales courues en négative split se sont courues en 1:57.17- 1: 59. 80 – 1:58.82). Ce chrono final est dans ce contexte particulièrement impressionnant.

En prenant le détail de la course de Semenya, on retrouve pour le 2ème 400 m les fractions de 100 mètres suivantes :

400=> 500 m : 14.87

500=> 600 m : 14.1

600=> 700 m : 14.0

700=> 800 m : 13.6

Semenya a donc réalisé :

  • 41’’7 pour son dernier 300 m,
  • 27’’6 pour le dernier 200 m
  • et avalé la ligne droite en 13’’6

Enorme ! Rappel historique : le meilleur 200 m en finale de tous les temps a été réalisé en 27.5 par Mutola en 2003 mais pour une victoire en 1:59.80. A Londres, le chrono est inférieur de 3, 7 secondes.

Si on ose la comparaison avec la partie terminale de la course victorieuse de Pierre Ambroise Bosse, on a les fractions suivantes :

  • Dernier 300 m en 39.7
  • Dernier 200 m en 27.02

N.B. : Le 200 mètres du 500 au 700 mètres a été couru en 25.4-25.5 ce qui a fait très mal à ses adversaires mais a aussi rendu le dernier 100 m de son 800 m particulièrement difficile.

  • Dernier 100 m en 14.2

Néanmoins les chronos existent et révèlent que Caster Semenya est allée plus vite que PAB sur les derniers 100 mètres ! La différence se fait essentiellement dans les derniers 50 à 40 derniers mètres. Ainsi un chrono pris à partir d’un même point fixe situé dans cette zone donne 6.1 pour PAB et 5 .7 pour Semenya.

Quelles sont les particularités de Caster Semenya sur le plan des qualités physiques?

Si on compare ses performances avec les meilleures coureuses de 400 – 800 mètres, on constate qu’elle ne dispose pas avec ses 24’’35 (-1,4 m/s) sur 200 m du niveau de vitesse de Kratochvilova (21’’97) , Quirot (23’’07) , Miles Clarke (23’’03) et pourtant elle finit plus vite ses courses.

L’hypothèse est que pour réaliser des performances dans ce secteur sans avoir la vitesse, elle doit disposer probablement d’un niveau de force musculaire très nettement supérieur à ses concurrentes lui permettant ainsi de finir plus vite.

Il serait particulièrement intéressant de connaître les résultats de Semenya à différents tests couramment pratiqués dans le monde athlétique que ce soit des tests dans le domaine aérobie (Vo² max , niveau des seuils aérobie…) et anaérobie ( lactate max , test de Wingate , tests de force isocinétiques , détente verticale , horizontale , vitesse maximale …). Connaître ces valeurs serait d’une grande utilité pour la compréhension de ses performances.

Conclusion :

A l’analyse de ces chiffres, il y a lieu de penser que Semenya représente vraiment un cas particulier tant au niveau de son profil que de son plan de course.

Un petit regard sur sa progression

D’abord footballeuse, on trouve une première trace de ses performances dans les bilans en 2008, à 17 ans avec un chrono de 2:04.23 mais elle se fait éliminer dès les séries du 800 mètres des championnats du monde juniors à Bydgoszcz en 2:11.98.

Une année plus tard, elle explose son record sur 800 mètres en 1 :55.45 et devient championne du monde à Berlin !

Fulgurant et là encore …unique.

Ce type de progression peut ressembler à celles que l’on rencontre parfois dans les clubs .Des cadets solides physiquement (qui en ont pratiquement terminé avec leur puberté) commencent la course à pied après une pratique intense d’un autre sport où ils ont déjà fait preuve d’aptitude de vitesse et de résistance à la fatigue, et très souvent, ils performent rapidement sur leurs seules capacités physiques et cela sans une grande charge d’entraînement.

Une petite anecdote : lors d’une mission à Prétoria en Afrique du Sud en 2010, j’ai eu l’occasion de la voir lors d’une séquence d’entraînement. Son groupe était constitué de jeunes athlètes avec des benjamins, minimes et l’entraînement réalisé ce jour n’avait rien à voir aussi bien en termes de contenus que d’intensité avec un entraînement standard d’une fille valant moins de 2 ‘ au 800 mètres.

Tout comme il serait intéressant de connaître quelques valeurs physiologiques connaître un peu ses contenus et charges d’entraînement permettrait de mieux appréhender le sujet.

Semenya au départ, le résultat est connu d’avance !

Si en 2009, son temps sur 800 mètres (1:55.45) a été acquis sur ses seules qualités physiques et peu d’entraînement – ses performances de l’époque sur 400 mètres ( 52.54) et sur 1500 mètres ( 4 :08.1) peuvent raisonnablement confirmer cette hypothèse – elle s’est probablement, depuis septembre 2014, date où elle a rejoint le groupe d’entraînement de Jean Verster à Potchefstroom, engagée dans un véritable travail (à quel niveau, je ne suis pas en mesure de le dire) de préparation et d’entraînement qui lui a permis de gagner en vitesse (50.40) et de progresser nettement dans le domaine aérobie.

En ayant progressé dans les domaines périphériques, elle restera imbattable sur 800 mètres, c’est une évidence.

Avec Semenya au départ d’un 800 m, le résultat est connu d’avance et c’est bien là le problème car l’essence même de la compétition c’est l’incertitude.

Elle pourrait très sûrement courir beaucoup plus vite et battre le record du monde mais est-ce souhaitable de battre ou même de se rapprocher encore plus de performances datant de la pire période de l’athlétisme féminin.

Imbattable sur 800 mètres où son potentiel force joue à plein, elle aura plus de mal à s’imposer sur 1500 mètres car l’aérobie lui fera probablement toujours un peu défaut. Sur 1500 mètres, il suffit (mais encore faut-il le faire) à ses adversaires de passer sur des bases élevées dans la première partie de course, l’obligeant ainsi à aller précocement dans le lactique et affaiblir son secteur favori.

Photo : Getty/IAAF